02/09/2025 reseauinternational.net  12min #289115

2040 : la fin d'un empire, ou la fin d'un monde ?

par Azzedine Kaamil Aït-Ameur

L'Histoire bégaie. Les empires, si différents en apparence et si éloignés dans le temps, finissent par rejouer la même tragédie. Les armes changent, les techniques bouleversent le monde, mais l'homme - dans ses peurs, ses ambitions et ses aveuglements - demeure le même. Ainsi, de Carthage à Rome, de l'URSS à l'Occident collectif, le même fil se répète : les civilisations ne s'écroulent pas seulement sous les coups de leurs ennemis, mais aussi sous l'incapacité à raconter et croire en leur propre légende. Alors que l'horizon de 2040 se profile, la question qui s'impose est : l'Occident, à l'aube de son déclin, est-il voué à répéter cette tragédie ?

Épisode 1 - Carthage : l'éclat des armes, le silence de l'Histoire 1. Deux puissances face à face

Au IIIe siècle av. J.-C., deux cités dominent la Méditerranée :

  • Rome, république militaire et austère, forgée par la discipline et les alliances italiennes.
  • Carthage, brillante cité marchande, héritière du génie phénicien, enrichie par le commerce et maîtresse des mers.

Leur affrontement oppose deux visions du monde. De là naissent les guerres puniques (264-146 av. J.-C.), qui décideront du destin méditerranéen.

2. Hannibal, le génie des armes

En 218 av. J.-C., apparaît Hannibal Barca, stratège d'exception. Enfant, il avait juré une haine éternelle à Rome ; adulte, il fit trembler la République. Son audace est légendaire : il franchit les Pyrénées, puis les Alpes avec ses troupes et des éléphants, frappant l'imaginaire autant que les légions.

3. Des victoires inégalées

Hannibal inflige à Rome des défaites retentissantes :

  • Trébie (218) : 20 000 Romains tombent sur 40 000.
  • Lac Trasimène (217) : 15 000 tués, autant faits prisonniers.
  • Cannes (216) : entre 50 000 et 70 000 morts romains en une journée (selon Polybe, historien grec contemporain des faits, et Tite-Live, historien latin du Ier siècle av. J.-C.). Carthaginois : ~8000 morts.

L'Italie romaine comptait alors environ 5 millions d'habitants. Proportionnellement, c'est comme si l'Italie moderne perdait entre 600 000 et un million de soldats en une seule bataille. Malgré ce désastre, le Sénat refusa toute paix et leva aussitôt deux nouvelles armées.

4. Carthage, prisonnière de son éclat

Mais Hannibal resta seul : ses victoires n'étaient suivies d'aucun projet politique.

Carthage, dominée par ses élites marchandes, disposait pourtant d'un sénat puissant et d'une armée structurée, mais la guerre était jugée comme une perturbation coûteuse.

Peu disposée à s'engager dans un conflit de vingt ans, la cité refusa une guerre totale.

Aucun récit mobilisateur ne rallia les peuples méditerranéens contre Rome. Le génie militaire ne se transforma pas en victoire durable.

Épisode 2 - Rome : de la survie à l'empire 1. Grandir dans la défaite

Là où Carthage brilla dans la victoire, Rome trouva sa force dans l'épreuve :

Après Trébie, Trasimène et Cannes, elle aurait pu plier. Elle choisit de tenir.

«Aucune paix tant qu'Hannibal restera en Italie», proclama le Sénat.

Les citoyens sacrifièrent une génération entière pour sauver la cité. Rome transforma ses défaites en levier de mobilisation.

2. Une machine politique et sacrée

La force de Rome ne se trouvait pas seulement dans ses armes, mais dans ses institutions et dans sa capacité à unir l'Italie sous son autorité.

Les socii (alliés italiens), contraints par des traités, restèrent pour la plupart fidèles à Rome malgré les appels d'Hannibal. Cette fidélité - plus subie que choisie - offrit à la République une profondeur militaire décisive.

Les levées successives permirent de reconstituer sans fin les légions, même après les désastres.

La guerre, vécue comme un devoir sacré, faisait de chaque perte un sacrifice et de chaque défaite un appel à persévérer. Ainsi, Rome devint une machine de survie unique, alliant contrainte politique, discipline civique et ferveur religieuse.

3. La patience et la revanche

Sous l'impulsion de Fabius, «le temporisateur», Rome choisit la patience : éviter les grandes batailles, couper les ravitaillements, laisser le temps user l'ennemi. En 202 av. J.-C., vint l'heure de Zama : Scipion l'Africain affronta Hannibal, neutralisa ses éléphants, et écrasa l'armée carthaginoise.

4. De la survie à la domination

Épuisée mais grandie, Rome se lança à la conquête de l'Espagne, de la Grèce, puis de l'Orient. Carthage avait remporté des victoires. Rome, elle, conquit l'Histoire.

Transition - De Carthage à Moscou, de Rome à Washington

L'Histoire bégaie. Ce ne sont pas seulement les coups de l'ennemi qui font tomber les civilisations, mais leur incapacité à transformer leur puissance en récit collectif.

Ce schéma se rejoue au XXe siècle :

• Carthage et Hannibal rappellent l'URSS. Hannibal triompha à Trébie, Trasimène et Cannes ; l'URSS écrasa la Wehrmacht à Stalingrad, Koursk, puis entra victorieuse à Berlin.

Dans les deux cas, ces victoires colossales restèrent sans lendemain. Moscou ne manquait pourtant pas de récit : le communisme internationaliste, promesse d'égalité et de fraternité universelles. Mais ce récit, trop rigide et contraint, séduisit peu au-delà du bloc socialiste. Face à lui, le rêve américain paraissait plus libre, plus accessible, plus désirable

Rome trouve son équivalent dans l'Occident collectif. Après Cannes, Rome refusa toute paix et triompha à Zama. De même, les États-Unis surent faire de leurs épreuves une légende collective, imposant leur vision du monde. Même la défaite du Vietnam, traumatisme stratégique profond, fut absorbée dans ce récit.

Ce qui aurait pu marquer un déclin se transforma en victoire symbolique, portée par le soft power : Hollywood, Coca-Cola, le rock, puis les technologies numériques. Comme Rome après Cannes, l'Amérique fit d'un désastre militaire une victoire culturelle.

Le parallèle est saisissant :

Carthage remporta des batailles, mais perdit la guerre.

L'URSS prit Berlin, mais perdit la guerre froide.

Rome survécut à Cannes, et bâtit un empire.

Les États-Unis, humiliés au Vietnam, continuèrent pourtant à régner sur les imaginaires.

La leçon est immuable : la victoire véritable appartient non à celui qui triomphe sur le champ de bataille, mais à celui qui impose sa mémoire au monde.

L'URSS et la guerre froide : la culture contre le soft power

L'Union soviétique possédait un héritage culturel immense : ballets, opéra, musique savante, cinéma d'auteur. Mais cette richesse, exigeante et élitiste, touchait peu les masses au-delà du bloc socialiste. Moscou ne resta pas inactive : elle tenta de rivaliser dans la course à l'imaginaire grâce à ses victoires technologiques. Spoutnik (1957), premier satellite artificiel, puis Youri Gagarine (1961), premier homme dans l'espace, furent des triomphes incontestables. Pourtant, au lieu de devenir des symboles universels de l'humanité, ces exploits restèrent prisonniers d'une communication rigide et officielle. Ce qui manqua à l'URSS, ce fut une presse libre capable de diffuser ces récits de manière séduisante et crédible au-delà de son bloc.

La bataille de mémoire se jouait déjà sur un autre terrain : celui de la Seconde Guerre mondiale. Militairement, c'est bien l'Armée rouge qui écrasa la Wehrmacht, libéra Auschwitz et prit Berlin - au prix de 25 millions de morts. Pourtant, dans l'imaginaire collectif occidental, façonné par Hollywood et les médias, c'est le Débarquement du 6 juin 1944 qui devint l'acte central de la libération de l'Europe. Chaque année, les commémorations célèbrent l'héroïsme des GI, reléguant au second plan le sacrifice soviétique.

Les États-Unis avaient saisi très tôt la puissance du récit. Le Plan Marshall (1947) ne fut pas seulement économique : il imposa aussi Hollywood dans les salles européennes. En face, Moscou proposait ses fresques du réalisme socialiste - héroïsme militaire, gloire du travail, exaltation du parti - mais aussi des joyaux d'excellence comme le ballet russe ou le cinéma de Tarkovski (Le Miroir, Solaris). Admirés par une élite, ces trésors restaient inaccessibles aux foules. À cette culture exigeante, l'Amérique opposa une séduction populaire : Star Wars et Rambo, mythes planétaires qui conquirent les imaginaires.

• L'URSS remporta la victoire militaire contre la Wehrmacht, et même la première manche de la conquête spatiale, mais perdit la guerre culturelle. L'Amérique, elle, gagna «toutes les guerres de studios».

De l'Empire britannique à l'hégémonie américaine

Ce succès prolongeait une logique impériale. Les États-Unis se voyaient comme les héritiers naturels de l'Empire britannique, dans la continuité du monde WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Londres avait régné sur les mers ; Washington imposa sa domination par les marchés, la finance et la culture populaire. Wall Street prolongeait la City de Londres, consolidant un marché anglo-saxon qui imposait ses règles à l'échelle mondiale. Face à lui, l'Union soviétique ne disposait que d'un marché captif, limité et contraint, incapable de rivaliser avec l'attractivité et la fluidité de la finance occidentale.

Washington perfectionna aussi une arme économique redoutable : l'embargo. En 1941, elle priva le Japon de pétrole, ce qui accula Tokyo à Pearl Harbor. Depuis, cette méthode s'est répétée de Cuba à l'Iran, de Moscou à Pékin : prolongement de la guerre par d'autres moyens.

Le précédent japonais et l'ombre chinoise

Le Japon des années 1930, archipel industriellement avancé mais pauvre en ressources, développa une industrie moderne tout en restant dépendant des importations. L'embargo américain l'accula à la guerre - et à la défaite totale. La Chine d'aujourd'hui est d'une tout autre envergure : territoire immense, un milliard et demi d'habitants, ressources internes abondantes, puissance industrielle. Là où Tokyo fut condamné par ses limites, Pékin avance avec patience : Nouvelles Routes de la soie, investissements massifs, montée en gamme technologique.

Contre le Japon, l'Amérique employa l'arme économique avec succès. Contre la Chine, elle tente la même stratégie - mais cette fois, l'adversaire n'est pas un archipel fragile.

Du rêve américain à la prospérité chinoise

La Russie, d'abord, montre ce que peut produire un héritage assumé. Après 1991, elle semblait condamnée à l'effacement. Mais elle conservait un peuple éduqué, une élite scientifique, une mémoire impériale. Sur cette base surgit un homme providentiel, Vladimir Poutine, qui, en moins de trente ans, façonna un récit national : non l'aigle bicéphale des tsars, mais le phénix renaissant de ses cendres. Ce récit repose sur trois piliers : continuité historique, puissance militaire retrouvée, refus de l'humiliation».

L'Amérique, à l'inverse, a toujours prospéré sur l'illusion. Le rêve américain fut le grand récit du XXe siècle : ascension sociale, liberté individuelle, prospérité pour tous. Mais ce rêve s'est mué en mirage, reflet d'une économie spéculative et financière : inégalités croissantes, fractures raciales, polarisation politique. De nouvelles idéologies sociétales - cancel culture, wokisme - viennent encore miner ses fondations. Le monde consomme toujours sa culture, mais son idéal n'est plus qu'une promesse trompeuse.

Face à ce mirage, la Chine propose autre chose : non pas un idéal, mais un projet tangible. Là où Washington vend l'illusion, Pékin offre la prospérité : routes, ports, zones industrielles, investissements massifs en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient. La Chine n'ensorcelle pas : elle construit. Elle ne rêve pas : elle investit.

L'Europe, enfin, s'est enfermée dans le carcan de l'Union. Sous le parapluie militaire américain, elle a renoncé à sa souveraineté. En commerce comme en énergie, elle se plie à des choix contraires à ses propres intérêts. Elle ne vit même plus dans la mémoire de sa grandeur passée - ce qui pourrait encore être un signe de vitalité - mais dans un universel imaginaire, mis en scène comme lors du spectacle d'ouverture des Jeux olympiques de Paris : une célébration sans racines, où l'histoire se dissout dans le décor.

Ainsi se dessine le XXIe siècle :

Russie : mémoire en armes, phénix renaissant mais aussi puissance innovante ;

Amérique : rêve illusoire, encore puissant mais fissuré ;

Chine : prospérité tangible, patiente et méthodique ;

• Union européenne : maillon faible d'un édifice fragile, sans nation unifiée, héritière de guerres fratricides, égarée dans un universel imaginaire, vouée à la dépendance économique, énergétique et politique.

Prospective 2040 : la fin d'un monde, mais lequel ?

À l'horizon de 2040, une évidence s'impose : les piliers monétaires et politiques qui ont soutenu l'Occident chancellent. L'euro, sans souveraineté politique pour l'incarner, n'est qu'une monnaie fantôme, incapable de résister durablement aux secousses d'un monde en recomposition. Le dollar lui-même, longtemps outil d'hégémonie, se fragilise : à force d'être utilisé comme une arme - sanctions, exclusion du système Swift, amendes extraterritoriales - il s'est détourné de sa vocation première, celle de soutenir l'échange. De monnaie universelle, il est devenu instrument de domination, et déjà ses victimes cherchent ailleurs des refuges.

À cela s'ajoute la montagne de dettes américaines, vertigineuse, suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus de l'avenir. Certains ont même comparé Trump à un Gorbatchev américain - mais la comparaison est abusive. Gorbatchev tenta d'ouvrir et de réformer un empire à bout de souffle ; Trump, lui, n'a fait que révéler par sa brutalité les fractures déjà béantes de la société américaine. Il n'est pas l'architecte d'un effondrement, seulement le symptôme d'un déclin en cours.

Conclusion finale

Toynbee avait raison : l'Occident se suicide.

La question brûle : qui s'écroulera le premier ? l'hégémon américain, ivre de lui-même, ou ses vassaux européens, ligotés dans une Union sans souveraineté ? Et surtout : comment ? Car l'URSS avait, en son temps, choisi de se retirer dans un certain ordre, dans un silence presque digne.

Mais l'Occident actuel, gonflé d'idéologie et de certitudes, incapable d'introspection, aura-t-il l'honnêteté et la décence d'accepter le déclin avec calme ? Ou cherchera-t-il au contraire à imposer sa chute au monde entier, dans le fracas d'une nouvelle guerre mondiale dont nous percevons déjà les premiers soubresauts ?

C'est là le véritable danger : que l'effondrement de l'Occident ne soit pas seulement économique ou politique, mais aussi moral. Qu'au lieu d'apprendre de l'Histoire, il préfère la combattre - oubliant que les civilisations ne meurent pas seulement par les armes, mais lorsqu'elles perdent le récit qui les fait vivre.

Les signes en sont déjà visibles : à Gaza, l'acceptation silencieuse de l'inacceptable révèle une fracture profonde entre valeurs proclamées et réalités vécues. Ce décalage, en érodant la crédibilité des discours collectifs, prépare le terrain à de nouvelles dérives.

L'Histoire enseigne qu'une fois ce seuil franchi, il n'y a que le premier pas qui coûte. Et peut-être faut-il rappeler l'avertissement venu de Russie : en 2011, Nikolai Starikov publia un ouvrage au titre saisissant - J'ai vécu dans votre futur, et cela n'a pas marché. Un constat qui, déjà, sonnait comme une prophétie.

Les civilisations se suicident toujours en proclamant qu'elles sont immortelles.

Que Dieu ait pitié des peuples.

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