23/08/2025 arretsurinfo.ch  8min #288159

 La politique de Trump a rapproché l'Inde et la Chine

Le cauchemar de Washington - Modi et Xi brisent la glace

Par  M.K. Bhadrakumar

(Xinhua/Javed Dar)

Une percée potentielle de la frontière entre l'Inde et la Chine pourrait marquer un tournant en Asie, atténuant des décennies d'hostilité tout en sapant l'emprise de Washington sur New Delhi.

Cette semaine, l'Inde et la Chine ont franchi une étape importante dans leurs efforts mutuels pour normaliser progressivement leurs relations. Ce rapprochement pourrait se concrétiser lors de la rencontre entre le Premier ministre indien, Narendra Modi, et le président chinois, Xi Jinping, en marge du  sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui se tiendra dans la ville portuaire de Tianjin, dans le nord-est de la Chine, les 31 août et 1er septembre.

Ce rapprochement sino-indien marquera un tournant majeur dans la politique mondiale. Il pourrait constituer un modèle pour le nouvel ordre mondial du XXIè siècle. Ce qui se profile pourrait être le plus bel héritage de M. Modi, dont la carrière politique tumultueuse touche à sa fin puisqu'il fêtera ses 75 ans le mois prochain.

Visite historique de Wang Yi à New Delhi

La visite de deux jours du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, à New Delhi cette semaine, qui est également membre du Bureau politique du Comité central du Parti communiste chinois (PCC) et directeur du Bureau de la Commission centrale des affaires étrangères, restera un événement marquant. Cette visite change la donne, car M. Wang, l'un des diplomates les plus compétents au monde, a fait des négociations frontalières une mission visant à redynamiser le processus de normalisation.

Wang a clairement indiqué que la Chine et l'Inde ont le devoir "de manifester un sens des responsabilités internationales, d'agir en tant que grandes puissances, de montrer l'exemple aux pays émergents qui recherchent la force dans l'unité, et de contribuer à promouvoir la multipolarisation du monde et la démocratisation des relations internationales".

L'agence de presse Xinhua a qualifié ces propos de "consensuels" entre M. Wang et le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar.

Wang et Jaishankar constatent une dynamique positive dans leurs relations. Le ministre chinois des Affaires étrangères a souligné une "tendance positive vers un retour à la coopération". Jaishankar a convenu que les relations bilatérales n'ont cessé de s'améliorer et de s'intensifier, et que les échanges et la coopération entre les deux pays dans tous les domaines sont en passe de normalisation.

Le ministre indien a appelé l'Inde et la Chine à "maintenir conjointement la stabilité de l'économie mondiale" et a souligné que "des relations bilatérales stables, coopératives et tournées vers l'avenir servent les intérêts des deux pays". Le ministre indien a proposé que New Delhi "approfondisse la confiance politique mutuelle avec la Chine, renforce la coopération gagnant-gagnant dans les domaines économique et commercial, intensifie les échanges entre les peuples et maintienne de concert la paix et le calme dans les zones frontalières".

Il a ensuite déclaré dans un message publié sur les réseaux sociaux : "Je suis convaincu que nos discussions de ce jour contribueront à instaurer des relations stables, coopératives et tournées vers l'avenir en Inde et en Chine".

La visite de Wang a également permis d'enregistrer plusieurs avancées. Les deux pays ont notamment convenu de reprendre les vols directs, de faciliter les échanges commerciaux et les investissements, de coopérer sur les questions relatives aux fleuves transfrontaliers, de rouvrir le commerce frontalier par les cols himalayens, de faciliter l'obtention de visas pour les touristes, les entreprises, les médias et autres visiteurs dans les deux sens, et d'autoriser les pèlerins indiens à se rendre dans les lieux saints du Kailash-Manasarovar.

Selon les médias, la Chine serait également sur le point de lever l'interdiction d'exporter terres rares, engrais et équipements lourds destinés à la construction de tunnels dans les zones montagneuses à destination de l'Inde.

La question des frontières : le défi majeur de Modi

L'avancée la plus significative consistent à procéder rapidement à la délimitation de leurs frontières et se sont mis d'accord sur de nouveaux mécanismes de gestion de ces frontières, favorisant ainsi un apaisement des tensions. Cette question est extrêmement sensible, car l'opinion publique indienne est influencée par des discours biaisés apparus après la guerre de 1962, prônant l'établissement d'une frontière historiquement inexistante.

C'est là que le leadership de Modi devient crucial. Il est probablement l'un des rares dirigeants actuels à disposer de la crédibilité, de la détermination et de la vision nécessaires pour parvenir à un règlement frontalier avec la Chine. Il privilégie la normalisation des relations avec la Chine et sait qu'une relation véritablement stable dépend de la prévisibilité et de la stabilité, d'où l'impératif de régler le différend frontalier. Lors d'une réunion avec Wang, le 19 août, Modi a souligné l'importance de maintenir la paix et l'ordre aux frontières, et a rappelé l'engagement de l'Inde en faveur d'un règlement "juste, raisonnable et mutuellement acceptable" de la question.

L'Inde a traditionnellement accordé la priorité à ses relations avec les États-Unis depuis la fin de la guerre froide, afin de se défendre contre la Chine. Ces relations sont à l'origine du concept selon lequel Washington verrait en New Delhi un "rempart" contre Pékin. Toutefois, la politique étrangère erratique de l'administration du président américain Donald Trump, et plus précisément ses récentes mesures hostiles restreignant l'autonomie stratégique de l'Inde, ont changé la donne.

D'autre part, l'Inde est également motivée par des pressions économiques internes. En effet, New Delhi cherche à lever certaines restrictions imposées à Pékin ces dernières années, à accueillir les investissements chinois et à accroître les échanges entre les peuples afin de renforcer ses liens économiques. Face à la pression américaine, notamment sous la forme de taxes douanières exorbitantes, l'Inde cherche à diversifier ses relations économiques et commerciales avec d'autres pays, dont la Chine, et ainsi à réduire certaines des pressions extérieures exercées par les États-Unis.

Des intérêts communs pour un monde multipolaire

Wang a souligné que Pékin est tout aussi désireux que New Delhi d'améliorer leurs relations, compte tenu de l'attitude de plus en plus provocante et belliqueuse de l'administration Trump. Les deux pays reconnaissent partager des intérêts convergents. Une relation de travail entre la Chine et l'Inde axée sur une entente stratégique serait bénéfique pour les BRICS. Cette perspective inquiète déjà Trump, qui a menacé à plusieurs reprises les BRICS de sanctions pour avoir prétendument œuvré à détrôner le dollar en tant que devise mondiale.

Il est encore trop tôt pour se prononcer, mais si les perspectives positives des relations sino-indiennes se confirment et constituent un moteur de la politique internationale, le processus RIC (Russie-Inde-Chine), en sommeil depuis des années, pourrait être relancé. Moscou promeut cette idée depuis que le grand homme d'État russe visionnaire, feu Evgueni Primakov, l'a formulée à la fin des années 1990. En effet, le rapport de force international a évolué au cours des trois dernières décennies selon les prévisions visionnaires de Primakov.

Des obstacles subsistent

Toutefois, un puissant lobby pro-américain exerce une influence considérable sur les médias, les think tanks, les milieux universitaires, l'establishment et l'élite indiens, qui considèrent les relations avec les États-Unis comme un partenariat déterminant pour le XXIè siècle. Toutes sortes d'intérêts particuliers sont en jeu. En outre, les craintes concernant les intentions de la Chine mettront du temps à s'estomper. Alors que la Chine renforce sa présence dans les régions voisines de l'Inde, une certaine Inde y voit encore une menace pour sa sécurité. S'ajoute à cela la question complexe de la succession du dalaï-lama, et tout porte à croire que New Delhi procède avec prudence pour éviter d'offenser la Chine.

Sans surprise, un ancien ministre des Affaires étrangères a déploré cette semaine, sur fond d'humiliations infligées à l'Inde par Trump, que les États-Unis ont semble-t-il "perdu" un allié de poids. Pour un pays dont la population a subi plus d'un siècle d'humiliation coloniale, cette mentalité servile peut sembler étrange, mais la bourgeoisie compradore est une réalité indienne bien ancrée. La frustration de l'administration Trump à l'égard de l'Inde est géopolitique. Peter Navarro, le célèbre conseiller de la Maison Blanche pour le commerce et l'industrie manufacturière et proche collaborateur de Trump, a déclaré dans une tribune publiée cette semaine dans le Financial Times que les États-Unis doivent se garder de transférer toute technologies militaires "de pointe" à une Inde qui "se rapproche à la fois de la Russie et de la Chine".

Cependant, si Trump décidait effectivement de sanctionner l'Inde, ce qui n'est pas à exclure, New Delhi serait contrainte de repenser en profondeur sa doctrine d'autonomie stratégique, fondée sur les principes d'égalité entre pays, mais avec une Amérique jusqu'alors plus privilégiée que les autres.

 M.K. Bhadrakumar, 22 août 2025

Source:  The Cradle

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