22/08/2025 ssofidelis.substack.com  9min #288073

Israël ou la mémoire assassinée

Beelzebibi - par Mr. Fish

Par  Chris Hedges, le 22 août 2025

Alors qu'Israël accumule les atrocités dignes des nazis contre les Palestiniens, notamment la famine de masse, il se prépare à commettre une nouvelle atrocité : la mise à sac de  Gaza City, l'une des  plus anciennes villes du monde. Des bulldozers et des pelleteuses géantes  démolissent des centaines de bâtiments lourdement endommagés. Des camions déversent du béton pour boucher les tunnels. Des chars et des avions de chasse israéliens  bombardent des quartiers entiers pour chasser les Palestiniens des ruines de la ville et les pousser vers le sud.

Il faudra des mois pour transformer la ville de Gaza en parking. Je ne doute pas qu'Israël fera preuve de la même efficacité que le général SS Erich von dem Bach-Zelewski, qui a supervisé la  destruction de Varsovie. Il a passé ses dernières années en prison. Que l'histoire, ou du moins cet épisode, ait au moins le mérite de servir de leçon.

Alors que les chars israéliens progressent, les Palestiniens fuient, abandonnant des quartiers entiers comme Sabra et Tuffah, vidés de leurs habitants. Il n'y a que très peu d'eau potable et Israël prévoit de la  couper dans le nord de la bande de Gaza. Les vivres sont rares ou vendues à des prix exorbitants. Le kilo de farine coûte 22 dollars, presque  le prix d'une vie. Un rapport publié vendredi par l'IPC (Integrated Food Security Phase Classification), la principale autorité mondiale en matière d'insécurité alimentaire, a confirmé pour la première fois l'existence de la famine dans la ville de Gaza. Il indique que plus de 500 000 personnes à Gaza sont confrontées à "la famine, la misère et la mort" et que ces conditions catastrophiques devraient s'étendre à Deir al-Balah et Khan Younis le mois prochain. Près de 300 personnes, dont 112 enfants, sont  mortes de faim.

Les dirigeants européens, Joe Biden et Donald Trump nous remémorent la véritable leçon de l'Holocauste. Ce n'est pas "Plus jamais ça", mais "On s'en fout !" Ils sont pleinement complices du génocide. Certains affirment être " consternés" ou " attristés". D'autres dénoncent la famine orchestrée par Israël. D'autres encore prétendent qu'ils vont  proclamer un État palestinien.

Tout cela n'est que pure comédie - une stratégie pour ces dirigeants occidentaux qui, une fois le génocide terminé, pourront affirmer qu'ils se sont rangés du bon côté de l'histoire, alors qu'ils ont en fait  armé et  financé les  assassins génocidaires, tout en  harcelant, faisant taire ou  criminalisant ceux qui osent dénoncer le massacre.

Israël parle d'occuper la ville de Gaza. Mais c'est un leurre. Gaza ne doit pas être occupée. Elle doit être détruite. Effacée. Rayée de la surface du globe. Il ne doit rester que des tonnes de débris, qui seront ensuite laborieusement évacués. Le paysage lunaire, débarrassé des Palestiniens, servira de base aux nouvelles colonies juives.

"Gaza sera entièrement détruite, les civils seront évacués vers le sud, dans une zone humanitaire sans Hamas ni terrorisme, et ils pourront alors partir massivement vers des pays tiers",

a  annoncé le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, lors d'une conférence sur la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, territoire occupé par Israël.

Tout ce avec quoi j'étais familiarisé lorsque j'habitais Gaza n'existe plus. Mon bureau, dans le centre-ville. La pension Marna, rue Ahmed Abd el Aziz, où, après une journée de travail, je buvais le thé avec la vieille dame propriétaire des lieux, une réfugiée de Safad, dans le nord de la Galilée. Les cafés que je fréquentais. Les petits bars de la plage. Mes amis et collègues, à quelques exceptions près, sont en exil, morts ou, dans la plupart des cas, ont disparu, sans doute ensevelis sous des montagnes de décombres. Lors de ma dernière visite à la pension Marna, j'ai oublié de rendre la clé de ma chambre. La numéro 12. Elle était attachée à un grand ovale en plastique sur lequel était inscrit "Marna House, Gaza". La clé se trouve sur mon bureau.

La forteresse Qasr al-Basha, imposante bâtisse de la vieille ville de Gaza, construite par le sultan mamelouk Baibars au XIIIè siècle et célèbre pour ses bas-reliefs représentant deux lions se faisant face, a disparu.

Le château de Barquq (ou Qalʿat Barqūqa), une mosquée fortifiée de l'époque mamelouke construite en 1387-1388 selon une inscription au-dessus de la porte d'entrée, ne fait pas exception. La calligraphie arabe ornant la porte principale disait autrefois : "Au nom d'Allah, le Très Miséricordieux, le Très Clément".

"Les mosquées de Dieu accueilleront des prières quotidiennes, pratiqueront la charité et n'auront d'autre crainte que celle de Dieu".

La Grande Mosquée Omari de Gaza, l'ancien cimetière romain et le cimetière militaire du Commonwealth, où sont enterrés plus de 3 000 soldats britanniques et du Commonwealth morts pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, ont été bombardés et détruits, tout comme les universités, les archives, les hôpitaux, les mosquées, les églises, les maisons et les immeubles d'habitation. Le port d'Anthéon, fondé en 1100 av. J.-C. et autrefois utilisé comme mouillage par les navires babyloniens, perses, grecs, romains, byzantins et ottomans, n'est plus qu'un champ de ruines.

J'avais l'habitude de laisser mes chaussures sur un porte-chaussures près de l'entrée de la Grande Mosquée Omari, la plus grande et la plus ancienne mosquée de Gaza, dans le quartier Daraj de la vieille ville. Je me lavais les mains, le visage et les pieds aux robinets communs, accomplissant ainsi le rituel de purification avant la prière, appelé wudhu. À l'intérieur, dans le silence, sur le sol recouvert d'un tapis bleu, s'évanouissaient le vacarme, la poussière, les fumées et le rythme effréné de Gaza.

La destruction de Gaza ne constitue pas qu'un crime contre le peuple palestinien. C'est aussi un crime contre notre patrimoine culturel et historique, un outrage à la mémoire. Sans comprendre le passé, comment appréhender le présent, surtout lorsqu'il est question des Palestiniens et des Israéliens ?

L'histoire est une menace mortelle pour Israël. Elle témoigne de la violence avec laquelle une colonie européenne a été imposée au monde arabe. Elle révèle également la campagne impitoyable de "désarabisation" d'un pays arabe. Elle illustre le racisme endémique envers les Arabes, leur culture et leurs traditions. Elle réfute le mythe selon lequel, pour reprendre les  termes de l'ancien Premier ministre israélien Ehud Barak, les sionistes auraient créé "une oasis en plein désert". Elle dément le mensonge selon lequel la Palestine serait exclusivement une patrie juive. Elle rappelle des siècles de présence palestinienne. Elle dénonce également la culture importée du sionisme, implantée sur une terre volée.

Lorsque j'ai couvert le génocide en Bosnie, les Serbes ont fait sauter des mosquées, emporté les restes et interdit à quiconque d'évoquer les structures qu'ils venaient de raser. L'objectif à Gaza est le même : effacer le passé pour le remplacer par un mythe et ainsi occulter les crimes israéliens, y compris le génocide .

La campagne d'effacement bannit tout esprit critique et entrave l'examen impartial de l'histoire. Elle célèbre la "pensée magique". Elle permet aux Israéliens de prétendre que la violence inhérente au projet sioniste, qui remonte à la spoliation des terres palestiniennes dans les années 1920, puis aux campagnes de nettoyage ethnique des Palestiniens en 1948 et en 1967, n'a jamais existé.

Le gouvernement israélien interdit les commémorations publiques de la Nakba, ou "catastrophe", jour de deuil pour les Palestiniens qui souhaitent se souvenir des massacres et de l'expulsion de 750 000 d'entre eux perpétrés par des milices terroristes juives en 1948. On  interdit même aux Palestiniens d'arborer leur drapeau.

Ce déni de vérité et d'identité historiques permet aux Israéliens de se complaire dans un statut éternel de victimes. Il perpétue une nostalgie moralement aveugle pour un passé inventé. Si les Israéliens osaient affronter ces mensonges, leur identité et leur existence même en serait menacée. Ils seraient alors contraints de repenser leur identité. La plupart préfèrent le confort de l'illusion. Le désir de croire prévaut sur le désir de voir.

L'effacement sclérose une société. Il empêche les universitaires, les journalistes, les historiens, les artistes et les intellectuels désireux d'explorer et d'examiner le passé et le présent de mener leurs recherches. Les sociétés ainsi calcifiées mènent une guerre constante contre la vérité. Le mensonge et la dissimulation doivent être constamment renouvelés. La vérité est dangereuse. Lorsqu'elle est établie, elle est indestructible.

Tant que la vérité est occultée et que ceux qui la défendent sont réduits au silence, une société ne peut ni se régénérer ni se réformer. L'administration Trump est en phase avec Israël. Elle cherche également à privilégier le mythe plutôt que la réalité. Elle aussi réduit au silence ceux qui remettent en question les mensonges du passé comme du présent.

Les sociétés sclérosées ne peuvent communiquer qu'avec les membres de leurs cercles incestueux. Elles réfutent les faits avérés, fondement même du dialogue rationnel. Cette approche était au cœur de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud. Les auteurs des atrocités du régime d'apartheid ont avoué leurs crimes en échange de l'immunité. C'est ce geste qui leur a permis de guérir : il a permis aux victimes et aux bourreaux de se parler sur la base d'une vérité historique. Seul ce langage commun fondé sur la vérité historique leur a permis de se réconcilier.

Israël ne détruit pas seulement Gaza. Il est en train de s'autodétruire.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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