La nouvelle guerre tarifaire de Trump contre l'Inde se retourne contre lui : accélère le pivot de New Delhi vers les BRICS, l'ASEAN et d'autres partenaires non occidentaux, et redessine les dynamiques commerciales mondiales.
Le 6 août, le président américain Donald Trump a signé un décret doublant les droits de douane sur la plupart des exportations indiennes vers les États-Unis, passant le taux de 25 à 50 %. La décision, qui doit entrer en vigueur plus tard ce mois-ci, est justifiée par la Maison-Blanche au nom des déséquilibres commerciaux et des achats continus de pétrole russe à prix réduit par New Delhi.
Cette escalade marque la détérioration la plus nette des relations commerciales américano-indiennes depuis vingt ans. Le Premier ministre Narendra Modi a dénoncé ces mesures comme « injustes et injustifiées », rappelant que d'autres grands acheteurs de brut russe, comme la Turquie, n'ont pas été sanctionnés. « Nous protégerons nos agriculteurs et nos intérêts nationaux, même si nous devons en payer le prix fort », a-t-il déclaré lors d'un meeting au Gujarat.
En quelques jours, l'Inde a annoncé la suspension de projets d'acquisitions d'armements américains, un signal à peine voilé que ses options stratégiques vont bien au-delà des catalogues du Pentagone. Des hauts responsables tracent déjà un éventail de contre-mesures, allant de tarifs de rétorsion limités à une intégration accrue avec les partenaires des BRICS et d'autres économies non occidentales.
Un échiquier en mutation
Pour comprendre pourquoi l'Inde n'est pas pressée de céder, il faut mesurer comment l'équilibre des forces a évolué.
Premièrement, les BRICS se sont transformés en une coalition économique de 32,5 milliards de dollars après l'adhésion de l'Égypte, de l'Éthiopie, de l'Iran, de l'Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l'Indonésie. Le groupe élargi représente désormais environ 30 à 40 % du PIB mondial et plus d'un cinquième du commerce international. Ce n'est pas encore un substitut au G7 (46,8 milliards de dollars), mais c'est un pôle alternatif crédible.
Deuxièmement, bien que le dollar américain reste dominant, représentant environ 58 % des réserves mondiales et des transactions transfrontalières, il devient plus vulnérable à une érosion progressive. À l'année 2000, il était de 72 %.
Le commerce indo-russe, qui a atteint environ 65 à 69 milliards de dollars l'an dernier, est de plus en plus réglé en roupies et en roubles, contournant complètement le billet vert. Des accords similaires d'échange de devises avec les Émirats et d'autres partenaires se développent discrètement.
Troisièmement, le rôle de l'Inde dans les chaînes d'approvisionnement mondiales lui confère un levier structurel. Le pays produit environ 60 % des médicaments génériques mondiaux et a exporté pour 28 milliards de dollars de produits pharmaceutiques en 2023-2024. Ses exportations de services IT et TIC, estimées à environ 150 milliards de dollars par an, sont profondément intégrées dans les opérations des entreprises américaines, des pipelines logiciels de la Silicon Valley aux systèmes de back-office de Wall Street. Les droits de douane sur les biens indiens risquent donc de se retourner contre les entreprises et les consommateurs américains.
La puissance de l'« optionnalité »
Le véritable atout de Modi réside dans ce que des analystes comme Nishant Rajeev appellent la « multi-alignement » ou « optionnalité » : l'art de pivoter entre plusieurs partenaires et plateformes sans s'enfermer dans une seule. Le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, a décrit dans Foreign Policy cette agilité stratégique comme la liberté de choisir ses partenaires sur la base d'intérêts, et non d'émotions ou de préjugés.
Avec une économie de 3,4 milliards de dollars et un marché de 1,4 milliard de personnes, l'Inde a la taille ; son appartenance aux BRICS, au Quad, à l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et au G20 lui donne l'envergure. Cette position unique lui permet de garder un pied dans l'architecture sécuritaire occidentale tout en cultivant des liens profonds avec la Russie, l'Iran, le Golfe et l'Asie centrale.
L'optionnalité a aussi une dimension financière : plus l'Inde règle ses échanges en monnaies locales, moins elle est exposée au levier financier américain. Cela émousse d'autant l'efficacité coercitive des sanctions comme des tarifs douaniers.
Pourquoi les tarifs pourraient se retourner contre Washington
Le pari américain semble être que des droits punitifs forceront l'Inde à se conformer stratégiquement. L'histoire suggère le contraire. Les guerres tarifaires prolongées entraînent souvent un redéploiement des chaînes d'approvisionnement, et les premiers signes vont dans ce sens.
Plutôt que d'isoler l'Inde, la hausse des tarifs pourrait accélérer la multipolarité que Washington cherche justement à freiner. Une réorientation commerciale vers les BRICS, le Golfe et l'ASEAN pourrait renforcer les systèmes de paiement et normes alternatifs. Politiquement, l'image d'une coercition américaine pourrait alimenter le récit intérieur de Modi sur la résilience souveraine, surtout à l'approche des élections locales.
Les coûts domestiques pour les États-Unis sont aussi à considérer. Des médicaments indiens plus chers pourraient augmenter les dépenses de santé, tandis qu'une perturbation des services IT risque de compliquer les opérations des entreprises américaines. Dans un marché du travail tendu pour les talents STEM, se mettre à dos un pays qui forme plus d'un demi-million d'ingénieurs chaque année est un pari risqué.
Une erreur de calcul stratégique ?
Sous cet angle, l'escalade tarifaire de Trump risque de se transformer en un but contre son camp. Elle sape deux décennies d'efforts bipartisans pour positionner l'Inde comme contrepoids à la Chine. Elle introduit aussi une incertitude dans la coopération de défense, alors même que Washington cherche à renforcer la dissuasion maritime dans l'Indopacifique par essentiellement le Quad.
Plus fondamentalement, elle envoie le signal que la diplomatie économique américaine devient de plus en plus à somme nulle, un cadrage qui incitera d'autres puissances intermédiaires à adopter des stratégies de couverture. Dans ce monde, l'Inde ne sera pas seule : elle sera rejointe par les BRICS et plusieurs puissances moyennes cherchant à se protéger des coercitions des grandes puissances.
Le jeu plus intelligent
Si l'objectif de Trump était de garder l'Inde proche, une approche plus fine aurait consisté à mêler incitations et pression calibrée. Cela pourrait signifier relancer les négociations commerciales au point mort, proposer des co-investissements ciblés dans les chaînes d'approvisionnement (semi-conducteurs, IA), et lever certains irritants d'accès au marché dans l'agriculture et les services.
Une telle démarche n'exclurait pas des discussions fermes sur la Russie, mais éviterait l'écueil de mesures punitives poussant l'Inde plus loin dans les BRICS et autres coalitions alternatives.
L'Inde de Modi ne reculera pas devant un défi ; elle construira autour de celui-ci. Plus l'Occident accentue la pression, plus New Delhi est susceptible de renforcer ses liens avec les BRICS, l'ASEAN et d'autres coalitions non occidentales offrant une autonomie stratégique dans un monde multipolaire.
Enfin, comme le rappelait Aparna Pande dans The Diplomat, le Quad, est un projet d'un monde « America First » que vise à encercler la Chine dans l'Indo-Pacifique. Intégrée pleinement aux BRICS, l'Inde est plus forte. Après tout, la guerre de Trump vise avant tout les BRICS.
Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique
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