
Par Mona Chollet
À la douleur, l'horreur, l'impuissance, la colère que l'on éprouve en regardant se dérouler à distance, depuis vingt-et-un mois maintenant, le génocide des Palestinien·nes, il s'ajoute, pour celles et ceux qui vivent en Occident, un profond malaise. Ce malaise est dû au fait de vivre dans des pays qui ont toujours considéré Israël comme étant le bon, la victime - civilisé, éclairé, rationnel, humaniste, de bonne volonté, vulnérable -, et les Palestinien·nes comme les méchants - barbares, obscurantistes, menaçant·es, agressif·ves, haineux·ses, dangereux·ses.
Cette fiction, que l'universitaire palestinien Joseph Massad, dans un article récent [1], fait remonter à la guerre de 1967, a été maintenue envers et contre tout, à grand renfort de propagande. Elle a encore résisté à plus d'un an et demi de génocide, alors qu'on assistait à l'étalage d'une cruauté décomplexée, insoutenable, exercée par les soldat·es avec l'approbation enthousiaste d'une part non négligeable de la société israélienne ; alors que chaque jour charriait son lot d'images cauchemardesques d'hommes, de femmes et d'enfants déchiqueté·es, brûlé·es vif·ves, mutilé·es, le crâne explosé, pulvérisé·es par des drones, abattu·es par des snipers, écrasé·es vivant·es ou mort·es par des bulldozers, réduit·es à l'état de squelettes par une famine organisée... Un an et demi. C'est dire combien est puissante la foi occidentale dans l'innocence d'Israël et dans la culpabilité foncière des Palestinien·nes, dans l'idée que la mort est leur destin naturel.
Jusqu'à aujourd'hui, dans les secteurs les plus réactionnaires des sociétés occidentales, en particulier dans la classe politique et dans l'essentiel de l'espace médiatique, la fiction de la nature vertueuse d'Israël reste bien sûr intacte, inébranlable. On continue à entendre des discours décrivant avec aplomb l'exact inverse de ce que des millions de gens observent pourtant en direct. Quand Israël a attaqué l'Iran, le 13 juin, Emmanuel Macron a produit un communiqué pavlovien dans lequel il soutenait le « droit d'Israël à se défendre ». Le délire collectif auquel est en proie l'establishment israélien, et avec lui une bonne partie de sa population, ce mélange écœurant de victimisation systématique, de mensonge impudent, de déshumanisation haineuse des Palestinien·nes et d'invective dès qu'on lui oppose le plus timide rappel à la réalité, sert apparemment d'étalon du bien et de la vérité à nos médias et à nos politiques. C'est très rassurant.

Une image de la photographe palestinienne Fatma Hassouna, tuée à Gaza avec dix membres de sa famille dans un bombardement sur leur maison le 16 avril 2025, au lendemain de l'annonce de la sélection à Cannes du documentaire dont elle était la protagoniste, Put Your Soul on Your Hand and Walk.
Néanmoins, depuis quelques mois, l'image se fissure. Aujourd'hui, à moins d'avoir le cerveau dévoré par le racisme anti-Arabes et/ou matrixé par l'extrême droite (ce qui fait du monde, certes), personne ne peut plus ignorer la monstruosité de ce que commet Israël. Personne ne peut plus ignorer que la population gazaouie, en plus de subir un déluge ininterrompu de bombes et de balles, crève de faim et de soif alors que les vivres s'entassent dans les camions bloqués par Israël aux portes de l'enclave. (Il s'y ajoute l'interdiction de tous les produits d'hygiène, qui, combinée à la privation d'eau propre, représente une torture supplémentaire en raison des infections et des maladies de peau qu'elle provoque, sans parler de l'humiliation.)
Un pays structurellement raciste, enfermé dans une réalité parallèle, en proie à un fanatisme religieux délirant et à un expansionnisme terrifiant
Il devient vraiment très difficile de nier qu'il s'agit d'un génocide. Le mensonge apparaît au grand jour ; on commence à soupçonner l'affreuse vérité : le méchant, c'est celui qu'on avait pris pour le bon. Soudain, alors que tout était là, sous nos yeux, depuis le début, une partie de l'opinion occidentale qui auparavant se tenait à l'écart du sujet commence à voir l'intention génocidaire ; à voir les ministres d'extrême droite et les commentateur·ices de télévision israélien·nes qui jubilent des morts et des destructions à Gaza et en réclament davantage ; ou encore les dizaines de milliers de manifestant·es qui défilent dans Jérusalem en scandant « Mort aux Arabes » et « Que ton village brûle ». Un sondage sur l'ampleur du soutien de la population israélienne aux projets de déportation des Palestinien·nes, voire à leur élimination physique, a fait un peu bruit [2]. Beaucoup comprennent que la plus grande menace pour la stabilité régionale et mondiale, ce n'est pas l'Iran (si odieux que soit son régime), mais bien Israël.
En fait de « grande démocratie », apparaît un pays structurellement raciste, enfermé dans une réalité parallèle, en proie à un fanatisme religieux délirant et à un expansionnisme terrifiant, conforté par des décennies de louanges occidentales et d'impunité. Un pays qui massacre, expulse et détruit à grande échelle dans toute la Palestine, bombarde toujours régulièrement le Liban (en violation du cessez-le-feu) et le Yémen, envahit des parties supplémentaires du territoire syrien (alors qu'il occupait déjà le Golan) et a donc attaqué l'Iran - au risque de provoquer un embrasement mondial - et assassiné des civil·es là aussi. Sans parler de ces « hunger games » bien réels, où, à Gaza, après que les terres agricoles ont été saccagées, les pêcheurs mitraillés, les boulangeries bombardées, des hommes, des femmes et des enfants qui essayent désespérément de récupérer un sac de farine pour nourrir leur famille se font abattre chaque jour par dizaines [3].

tdg.ch pour La Tribune de Genève, 7 juin 2025.
Comment réagir quand c'est votre allié, un pays auquel vous prêtiez toutes les vertus, qui se révèle dans sa réalité d'État génocidaire et de menace majeure pour la paix mondiale ? Un pays avec lequel il existe d'innombrables liens politiques, idéologiques, économiques, militaires, culturels ? C'est une révélation contrariante, c'est le moins qu'on puisse dire. Dès lors, on observe tout un éventail de réactions, qui visent toutes à ne surtout pas tirer les conséquences de cette nouvelle donne, à permettre que tout continue comme avant. Le soutien à Israël évoque un paquebot dont le pilote découvrirait soudain qu'il fait fausse route, mais qui serait trop énorme, trop massif pour changer de direction.
Thierry Brésillon : « Comment retourner le monde entier, inverser le sens de tous les mots, plutôt que de voir Israël tel qu'il est »
Puisque la réalité est inadmissible, c'est elle qui doit plier. Partageant sur Facebook, le 22 juin dernier, un article consacré aux contre-vérités flagrantes entendues un matin (parmi d'autres) sur France Culture [4], le journaliste Thierry Brésillon concluait : « Comment retourner le monde entier, inverser le sens de tous les mots, plutôt que de voir Israël tel qu'il est. » On ne saurait mieux dire.
« Votre haine d'Israël vous aveugle », m'a dit quelqu'un sur un réseau social quand j'ai applaudi la « Flottille de la liberté ». Vous voulez vraiment qu'on parle de haine et d'aveuglement ?
Et quand la réalité devient trop envahissante pour pouvoir être complètement ignorée, apparaît ce terrible oxymore : le génocide anodin. Dans la presse, le mot « génocide » reste confiné à quelques interviews ou tribunes publiées dans les pages « Idées », ou à quelques reportages qui rendent fidèlement compte de ce qui se joue. On continue par ailleurs à publier imperturbablement d'autres articles qui parlent, par exemple, d' « antisémitisme à l'université », alors que tout le monde sait qu'il s'agit d'un nom de code calomnieux pour les manifestations de soutien à la Palestine. On continue en particulier à parler d'« incident antisémite » à Sciences Po Paris, alors qu'il s'agissait d'une altercation politique [5] et que tout le monde le sait très bien. L'édifice idéologique et culturel organisé autour du prestige d'Israël doit absolument rester en place, intouché.
On devine au passage les conflits à bas bruit et les rapports de forces qui agitent les rédactions, en fonction des niveaux de courage et des sensibilités sur le sujet, mais souvent aussi, semble-t-il, d'un clivage entre la hiérarchie et la base. Quand une centaine de journalistes de La Provence veulent clamer leur solidarité avec leurs confrères et consœurs de Gaza, iels doivent le faire dans les pages de Politis, leur propre journal ayant refusé de leur donner la parole. Et il y a des surprises. Le 24 juin, le « Journal Junior » d'Arte proposait un reportage sur « la faim comme arme de guerre », d'une honnêteté et d'une clarté que l'on chercherait en vain dans le reste du paysage audiovisuel. « Dans l'URSS du temps de Staline, nombre de scénaristes, écrivains et cinéastes étaient planqués dans les studios de production de dessins animés, films pour enfants et documentaires animaliers, parce que la censure y était moins attentive qu'ailleurs », rappelait à cette occasion (sur Facebook, le 28 juin) la metteuse en scène et traductrice Irène Bonnaud.
On a aussi assisté à une opération pour sauver le magistère moral de quelques personnalités médiatiques, relais zélés, depuis des années, sous couvert d'« humanisme », de tous les éléments de langage israéliens. Ces personnalités entretiennent la fiction - plus insupportable que jamais - de deux peuples sur un pied d'égalité, qui seraient autant l'un que l'autre victimes de la situation. Elles dissimulent la réalité de la brutale entreprise coloniale qu'est Israël, de l'oppression, de la spoliation et, maintenant, de l'élimination des Palestinien·nes [6].
Alors qu'on les avait présentées comme des partisanes de la « paix », qu'on leur avait attribué une aura de sages, elles se sont compromises, durant un an et demi, dans le soutien de fait à un génocide en distribuant à tort et à travers les accusations d'antisémitisme pour mieux étouffer les indignations qui s'exprimaient [7]. Il aura suffi qu'elles articulent du bout des lèvres quelques vagues commentaires comme quoi ce qui se passait à Gaza allait un peu trop loin - et ce, au nom de leur « amour d'Israël » - pour susciter une effervescence médiatique célébrant leur lucidité, leur courage et leur grandeur d'âme, tandis qu'elles reprenaient aussitôt placidement leur propagande.
La mansuétude exprimée par beaucoup d'observateur·ices pour cette mascarade d'une « prise de conscience » vous enseigne tout ce qu'il y a à savoir sur la valeur accordée aux vies palestiniennes (si vous ne l'aviez pas encore compris, à l'heure où le massacre quotidien de plusieurs dizaines de personnes à Gaza ne mérite même plus une mention dans nos journaux radiophoniques ou télévisés). « Mieux vaut tard que jamais », ai-je beaucoup lu.
La temporalité n'est pas exactement anodine dans un génocide. En fait, elle est tout
Eh bien oui. On ne va tout de même pas faire sa mauvaise tête et se formaliser pour les quelques dizaines de milliers de personnes [8] tuées au cours de ces longs mois où ces personnalités ont défendu sans faillir l'État massacreur, n'est-ce pas ? Gaza est presque entièrement rasée, la machine à tuer est inarrêtable, l'expulsion massive se prépare, on nous annonce l'établissement d'un camp de concentration, la mécanique du génocide est probablement impossible à enrayer, elle a gagné la Cisjordanie, mais allez, soyez beaux joueurs, quoi ! On a besoin de toutes les bonnes volontés ! Et ne soyez pas mesquin·e, ne venez pas nous parler des courageux·euses lanceur·euses d'alerte - comme Aymeric Caron ou Blanche Gardin - que nos résistant·es de la vingt-cinquième heure ont copieusement insulté·es, et qui subissent les représailles professionnelles (pour Gardin), les invectives dans la rue, les coups de fil anonymes, les menaces de mort !
« Mieux vaut tard que jamais », sérieusement ?
La temporalité n'est pas exactement anodine dans un génocide. En fait, elle est tout. « L'histoire est pleine de gens qui veulent être dans le vrai rétrospectivement, disait le journaliste Jeremy Scahill dans le podcast The Listening Post le 31 mai [9]. Mais le courage, c'est de prendre position en temps réel. » « Un jour, tout le monde aura toujours été contre ça », comme le dit si bien le titre du magistral livre d'Omar El-Akkad (qui sera traduit en français l'hiver prochain chez Mémoire d'Encrier à Montréal).
Le génocide est une politique du fait accompli. L'essentiel, pour les génocidaires, est que l'indignation se manifeste trop tard. Eux-mêmes pourront alors éventuellement faire acte de contrition. Ainsi, ils gagneront sur tous les tableaux : ils seront célébrés pour leur noblesse morale et leur capacité d'autocritique, tout en étant débarrassés du peuple gêneur et en pouvant occuper tranquillement les terres volées à leurs victimes.
« En réalité, le dégoût face à l'abjection semble cohabiter avec le soulagement de voir qu'un "problème" majeur d'Israël est en passe d'être - enfin - réglé, fut-ce de la pire des manières, écrivait Akram Belkaïd le 9 mai. Interrogez un wasp américain à propos du génocide amérindien. Il adoptera une mine contrite, dira toute sa compassion, puis il finira par lâcher que c'est ainsi, que l'histoire est violente, que le passé est le passé, que cela ne fera pas revenir Geronimo, que Kevin Costner a tout de même fait un film émouvant, et la discussion passera alors à autre chose de plus convivial. Parlera-t-on ainsi des Gazaouis en 2048 ? Entendra-t-on ce genre de phrase - "Oui, que voulez-vous, c'est l'histoire, mais savez-vous qu'on trouve de la bonne maqlouba [10] à Tel Aviv ?" [11] »
Un génocide implique de mettre en œuvre une « stratégie du choc ». Les génocidaires misent sur la sidération, l'intimidation, la tétanie momentanée de l'opinion. Le but est de décimer le plus possible le groupe honni avant que le monde ait repris ses esprits. D'où la pornographisation de l'attaque du 7 octobre, l'ajout d'un déluge de détails macabres fabriqués de toute pièce, ajoutés aux exactions réelles, pour s'assurer de décourager toute indignation, toute contestation face à ce que l'armée israélienne a commencé à faire à Gaza dès le 7 octobre.
Un pan entier de notre vie publique est devenu un gigantesque appel au sang, une gigantesque démonstration de complicité - ouverte ou hypocrite - avec le pire
L'armée israélienne ment comme elle respire, toutes les personnes qui suivent la situation avec attention le savent depuis longtemps. Elle ment impudemment, grossièrement. (Rappelons qu'elle a par exemple essayé de nous faire prendre un bête calendrier en arabe affiché au mur, au sous-sol d'un hôpital de Gaza, pour un planning de tours de garde de membres du Hamas surveillant des otages.) Elle ment y compris contre l'évidence ; on peut même dire qu'elle nous prend pour des imbéciles - et, après tout, pourquoi se gênerait-elle, puisque la grande majorité des journalistes et des dirigeants occidentaux relayent ses énormités sans sourciller ? « Cela devrait être un sérieux avertissement pour les journalistes et les gouvernements : quand il s'agit d'Israël, vous ne pouvez en aucun cas croire la première version de ce qu'ils disent. Reagan disait : "Faites confiance, et ensuite vérifiez." Avec Israël, il faut partir du principe qu'ils mentent, et ensuite vérifier », disait encore Jeremy Scahill dans The Listening Post.
Dès lors, on mesure le rôle qu'ont joué certain·es journalistes occidentaux en accréditant, sans aucune vérification possible, les détails tous plus effroyables les uns que les autres que cette armée leur donnait sur les victimes du 7 octobre - certains mensonges, comme ceux concernant les « bébés décapités », dont Joe Biden lui-même a prétendu avoir vu des photos, continuent d'ailleurs à circuler même après avoir été officiellement démentis. Iels ont été des facilitateur·ices du génocide, iels ont contribué à épouvanter l'opinion française au point de rendre impossible toute défense des Palestinien·nes - puisque, alors qu'on nous rappelle immanquablement, à la moindre formule jugée un peu trop globalisante, que « pas tous·tes les Israélien·nes », etc., tous·tes les Palestinien·nes sont amalgamé·es aux combattants du Hamas, conformément à la logique raciste empruntée à la société israélienne. Il y a des confrères et consœurs que je considérais comme plutôt sympathiques, relativement proches de moi, et qui, aujourd'hui, me font horreur. Pour moi, iels ont du sang sur les mains.
D'une manière générale, ces vingt et un derniers mois auront été une leçon cuisante. Tant de personnes ont révélé un visage effrayant, alors que je croyais naïvement que nous faisions partie du même monde. Certains jours, on se croirait vraiment dans le clip de Thriller de Michael Jackson. Un pan entier de notre vie publique est devenu un gigantesque appel au sang, une gigantesque démonstration de complicité - ouverte ou hypocrite - avec le pire. Il y a là une progression qui était probablement inéluctable : de prétendu·es « intellectuel·les » que l'on savait réactionnaires, racistes, etc., mais qui bénéficiaient pourtant de toutes les indulgences dans leur milieu, défendent désormais un génocide sur toutes les antennes. L'horreur des images vues chaque jour, de corps calcinés, mutilés, est redoublée par l'horreur de l'approbation qui se manifeste autour de nous. De cela aussi, nous ne nous remettrons jamais.
Et quand l'invocation permanente du 7 octobre a commencé à se révéler moins efficace, quand elle n'a plus été en mesure de couvrir l'abomination sans limite de ce qui était infligé à la population gazaouie, l'attaque contre l'Iran a permis de créer un nouveau choc, d'échapper par la fuite en avant au risque de remontrances (on n'ose même pas parler de sanctions) et de renouveler la chape d'impunité entourant le génocide des Palestinien·nes.
Si on veut réellement être fidèle au mot d'ordre « Plus jamais ça », il faut déjouer la « stratégie du choc » et dénoncer un génocide dès qu'il prend forme, au moment où l'intimidation fonctionne à bloc, où la machine de propagande est mobilisée à son maximum. Et si, à l'inverse, durant ces premiers mois, voire ces premières années, on travaille à alimenter la propagande, à renforcer la stratégie du choc, alors on porte une responsabilité que rien ne pourra jamais effacer.
Le besoin acharné de pouvoir se raccrocher à une image positive d'Israël
Par ailleurs, en concédant du bout des lèvres que ce n'est pas formidable de massacrer des enfants, il ne s'agissait pas de réclamer la justice, mais de sauver l'image et le projet d'Israël. D'où les tentatives que l'on observe depuis quelque temps de charger au maximum Benyamin Netanyahou, de faire croire à l'opinion occidentale que le problème, c'est lui et uniquement lui - comme s'il commettait un génocide tout seul.
Pour cela, on nous ressort de la naphtaline les inoxydables « sionistes de gauche ». L'ancien premier ministre Ehud Barak, par exemple, auteur de la formule raciste comparant Israël à une « villa dans la jungle », qu'on tente de faire passer pour un vieux sage, alors qu'il porte une responsabilité écrasante dans le sabotage du processus d'Oslo [12]. Mais aussi l'ancien ambassadeur en France Elie Barnavi, qui clame que « Netanyahou est l'une des incarnations du Diable ». Un peu dur à entendre pour qui se souvient que Barnavi a été ambassadeur alors qu'un autre boucher, Ariel Sharon, était premier ministre, et qu'il a défendu pied à pied la répression de la deuxième Intifada sur toutes les antennes françaises.
Quand on rappelle ces éléments, cependant, on s'attire les mêmes reproches que quand on refuse d'absoudre de leur complicité celles et ceux qui ont si longtemps cautionné le génocide (et qui, en réalité, continuent à le faire). Même mépris ouvert pour les vies palestiniennes, même besoin acharné de pouvoir se raccrocher à une image positive d'Israël, quitte à gober les pires manipulations et à remettre une pièce dans la machine à produire des écrans de fumée, parce qu'apparemment on n'a pas encore assez bien vu à quels désastres cela mène.
Vouloir rappeler comment on en est arrivé là - à l'attaque du 7 octobre, puis au génocide -, et refuser de dédouaner celles et ceux qui ont permis ce pourrissement de la situation, serait faire preuve d'une mentalité mesquine et policière : c'est ce qui ressort des reproches qui nous sont adressés, à nous, les empêcheur·euses d'admirer Israël en rond. Cette époque demande décidément d'avoir les nerfs solides.
Faire en sorte que les Israélien·nes restent les sujets centraux, voire uniques, de l'histoire proche-orientale
Il faut absolument préserver le récit héroïque qu'on se raconte depuis si longtemps, et donc faire en sorte que les Israélien·nes restent les sujets centraux, voire uniques, de l'histoire proche-orientale. En effet, renoncer à cette centralité impliquerait d'écouter ce qu'ont à dire des Arabes (je ne parle pas des quelques fayot·es dont l'intelligentsia parisienne raffole, et qui l'accompagnent fidèlement dans son extrême-droitisation), de les croire, de leur faire confiance ; et cela, dans un monde occidental qui considère visiblement comme un progrès civilisationnel majeur d'avoir remplacé la déshumanisation des juif·ves par la déshumanisation des Arabes et des musulman·es, on comprendra bien que ce n'est pas du tout possible. Après tout, nous ne sommes encore qu'au XXIe siècle ; n'allons pas trop vite, s'il vous plaît.
Ces derniers temps, plusieurs Palestinien·nes de la diaspora ont dit leur exaspération de ne se voir donner la parole que si iels étaient flanqué·es d'un·e « Israélien·ne sympathique » ; de n'être jamais vraiment cru·es ni pris·es au sérieux : Muzna Shihabi, ancienne conseillère de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), sous le titre « L'effacement poli des voix palestiniennes » ; la poétesse Carol Sansour (sur Facebook, en anglais) ; l'écrivain Jadd Hilal, sous le titre « Un Palestinien dans les médias français ».
Cette impossibilité d'exister comme sujet dans les récits occidentaux, le poète Mahmoud Darwich s'en était déjà agacé dans Une mémoire pour l'oubli, en... 1987. Quelques années plus tard, cela lui avait valu de se faire chapitrer, au cours d'un entretien, par sa consœur israélienne Helit Yeshurun, qui l'avait interrogé à ce sujet :
- Dans "Une mémoire pour l'oubli", vous dites : "Je ne me suis pas réjoui des manifestations à Tel-Aviv [pour protester contre l'invasion israélienne du Liban, en 1982]. Elles ne nous laissaient plus aucun rôle - ce sont eux qui font les bourreaux et les victimes [...] Les vainqueurs avaient peur de perdre leur identité de victimes. [...] C'est à notre place qu'ils criaient, à notre place qu'ils pleuraient [...]." D'où vient votre colère contre ces Israéliens qui ont manifesté pendant la guerre du Liban ? Le cliché bourreau-victime vous est-il indispensable [sic] ?
Mahmoud Darwich : (...) Qui était l'agresseur ? Les Israéliens. Qui manifestait ? Les Israéliens. Toute l'affaire restait une affaire israélienne. Rafoul [Rafael Eytan, chef d'état-major] et Sharon [Ariel Sharon, alors ministre de la défense] étaient les agresseurs. Et qui s'opposait à eux ? Israël. Les Israéliens ont attaqué - ils sont les héros ; les Israéliens ont manifesté - ils sont les bons. Il y a parmi eux des fous, des imbéciles, des va-t-en-guerre, mais la société israélienne est saine. Tout le jeu, toute l'histoire, se déroulait sur le terrain israélien. Et moi, où étais-je dans tout cela ? J'étais hors de la scène. [...] Donner une image si jolie d'Israël ne m'intéressait pas. Je le dis très ouvertement. [...] Je craignais que ces manifestations, bonnes et positives en elles-mêmes, ne ramènent les caméras en terrain israélien en nous laissant dans l'ombre. Je ne voulais blesser personne, mais il m'importait de montrer le paradoxe. [...] Je voulais dire que la victime n'avait pas où manifester, car d'autres manifestaient pour elle. Tout le bien venait de là-bas, effaçant le mal qui en venait aussi. [...] J'étais tellement humilié que je ne voulais pas voir de lumière en provenance de cet endroit-là.
H. Y. : Ces Israéliens-là dérangeaient votre stéréotype de l'Israélien.
M. D. : Je n'ai pas de stéréotype d'Israélien. Cela m'embêtait de les délivrer de leur problème de conscience. Je voulais dire que je n'existais pas - ni en tant que victime, ni en tant que révolté, ni en tant que voix [13]. »
Zohran Mamdani : « Je crois au droit d'Israël à exister en tant qu'État où tout le monde a des droits égaux »
Désormais, il ne peut plus être question de céder là-dessus. Puisqu'on est impuissant·e à empêcher le génocide, on doit au moins cela aux innombrables Palestinien·nes arraché·es à la vie jour après jour : ne pas laisser le mythe sioniste de l'héroïsme israélien et de la nature fondamentalement pure d'Israël se perpétuer encore après cet immense crime. Ne pas continuer à laisser croire à cette quadrature du cercle qu'est un État « juif et démocratique ».
On va le répéter autant qu'il le faudra : soit Israël est un État juif, et alors il est intrinsèquement raciste, voire génocidaire envers la population musulmane et chrétienne présente depuis des siècles sur le territoire qu'il occupe ; soit il est un État démocratique, et alors il ne peut pas être un État exclusivement juif [14].
Interrogé, lors du débat de la primaire démocrate pour l'élection à la mairie de New York, sur le « droit d'Israël à exister », Zohran Mamdani a eu cette réponse exemplaire : « Je crois au droit d'Israël à exister en tant qu'État où tout le monde a des droits égaux. » Il a ajouté : « Je crois que tous les États devraient être des États garantissant l'égalité des droits. » Il est stupéfiant qu'une telle réponse soit jugée scandaleuse.
Elle n'a toutefois pas été jugée scandaleuse par tout le monde, puisque Zohran Mamdani a triomphalement remporté la primaire démocrate. Sa dénonciation claire du génocide des Palestinien·nes a contribué à séduire les New-Yorkais·es, et, parmi eux, des dizaines de milliers d'électeur·ices juif·ves qui ont cessé de soutenir (ou n'ont jamais soutenu) Israël [15].
Voir émerger des personnalités aussi charismatiques que Mamdani, ou que Mahmoud Khalil, le jeune diplômé de Columbia ressorti de sa prison encore plus déterminé qu'il n'y était entré [16] ; ou être témoin du courage magnifique de Rima Hassan, Greta Thunberg et de leurs camarades de la « Flottille de la liberté » [17], comme de celui des marcheur·euses algérien·nes, tunisien·nes et européen·nes qui, en juin, ont bravé la police égyptienne pour tenter d'accéder à Gaza : c'est ce qui sauve du désespoir total quand on fait partie des spectateur·ices impuissant·es de ce génocide.
Ezra Nahmad : « La Palestine devient nœud et point de ralliement global de l'opinion publique démocratique, antiraciste et anticoloniale »
Face à un monde politique et médiatique massivement acquis au projet colonial israélien et à sa propagande, et en dépit d'une répression implacable, la révolte et la colère s'expriment partout. Ce sont les dockers de Fos-sur-Mer qui refusent d'embarquer des conteneurs remplis de composants militaires à destination d'Israël. Une pasteure britannique de 83 ans arrêtée par la police à Londres pour avoir clamé son soutien au groupe Palestine Action, interdit par le gouvernement de Keir Starmer. Ou l'album de Bob Vylan qui fait son retour dans le classement des meilleures ventes au Royaume-Uni après l'incident causé par le groupe au festival de Glastonbury, où il a maudit l'armée israélienne sur scène, alors que le concert était retransmis en direct à la télévision, ce qui lui a valu d'être lâché par son manager et déprogrammé un peu partout [18]... « La Palestine est une bataille pour l'âme du monde », comme le dit l'acteur irlandais Liam Cunningham, qui a soutenu la « Flottille de la liberté ».
Dans un article consacré au groupe irlandais Kneecap, qui défend avec feu la cause palestinienne, le journaliste Ezra Nahmad résume très bien : « Au cours de la dernière décennie, Israël est devenu un point de convergence pour l'extrême droite mondiale. Il est perçu par celle-ci comme le fer de lance de la croisade civilisationnelle contre la supposée "barbarie" arabe ou musulmane. L'adhésion à Israël s'accompagne souvent, pour les droites radicales, d'un programme autoritaire - destruction des acquis démocratiques, contrôle des médias, suppression du pluralisme.
Inversement, la Palestine devient nœud et point de ralliement global de l'opinion publique démocratique, antiraciste et anticoloniale. Ce qui se passe au Proche-Orient marque dorénavant une ligne de faille géostratégique et militaire et nourrit en même temps un front culturel lui aussi planétaire. Les millions de jeunes qui rejoignent les manifestations pour Gaza ou la Palestine, partout dans le monde, dans les métropoles, mais aussi dans des petites villes et des banlieues éloignées, témoignent de cette nouvelle géographie culturelle du monde contemporain [19]. »
Tout cela donne un sentiment étrange, celui d'une polarisation devenue si extrême que les partisan·es d'Israël et les défenseur·euses des Palestinien·nes vivent non seulement dans des récits et des réalités radicalement différentes, mais aussi dans des temporalités différentes. Les second·es ont tiré les leçons des événements des vingt et un derniers mois. Iels ont définitivement ouvert les yeux sur la nature d'Israël, mais aussi des États-Unis ; iels voient à l'œuvre le colonialisme et l'impérialisme à leur paroxysme. Iels sont en train d'ébaucher un nouveau monde - que les électeur·ices new-yorkais·es de Mamdani incarnent parfaitement -, pendant que les premier·ères s'enfoncent dans leurs mensonges, leur suprémacisme, leur haine, leur racisme.
Le drame, évidemment, c'est que ce sont les premier·ères qui sont au pouvoir ; raison pour laquelle le génocide continue. Iels dominent au niveau mondial grâce à Trump ; iels ont conquis ou s'apprêtent à conquérir à peu près tous les pays d'Occident.
Alonso Gurmendi : « Le monde commence à tourner le dos au paradigme colonialiste et orientaliste qui l'a façonné jusqu'à aujourd'hui »
Il y a quelques jours, l'universitaire péruvien Alonso Gurmendi, historien des relations internationales, était interviewé sur YouTube par le journaliste britannique Owen Jones - une autre figure à laquelle se raccrocher, tant il fournit un travail remarquable depuis un an et demi. Gurmendi proposait cette analyse :
« Avec ce génocide, le monde commence à tourner le dos au paradigme colonialiste et orientaliste qui l'a façonné jusqu'à aujourd'hui. La tragédie, c'est que cet énorme bouleversement dans la façon dont le monde fonctionne, dans l'ordre du monde, se paie du sang des Palestinien·nes. C'est quelque chose que nous ne pouvons pas laisser les gens ignorer ou oublier. Nous devons être dans les rues, nous devons en parler, attirer l'attention dessus, parce que ce n'est pas un prix acceptable. »
Et on conclura avec lui : « En définitive, la politique ou le droit international ne vont sauver ni le monde, ni les Palestinien·nes. Ce que nous faisons, ce dont nous parlons : c'est cela qui va provoquer le changement. S'il devient politiquement impossible de soutenir un projet colonialiste au Proche-Orient, alors les choses changeront. Et seule l'action collective peut y parvenir. La solution viendra de nos conversations, de nos discussions, de nos manifestations, de nos pieds, de nos corps [20]. »
[1] Joseph Massad, « The more Israel kills, the more the West portrays it as a victim », Middle East Eye, 15 juin 2025.
[2] Tamir Sorek, « En Israël, comment les appels à l'élimination des Palestiniens ne sont plus tabous », Yaani, 30 mai 2025.
[3] Pour prendre la mesure de l'atrocité, il faut lire cette chronique de Rami Abou Jammous : « Obeida est mort. Il avait dix-huit ans », Orient XXI, 17 juin 2025.
[4] Pierre Prier, « Sur France Culture, "la capitulation de l'intelligence devant les passions" », Orient XXI, 20 juin 2025.
[5] Cf. Pauline Perrenot, « Palestine et mobilisations étudiantes : calomnies médiatiques en série », Acrimed, 30 mai 2024.
[6] Aujourd'hui encore, alors que la dystopie s'approfondit chaque jour, il est possible de publier dans la presse française des appels qui brouillent la réalité d'un génocide colonial en maniant le chantage à l'insensibilité, et en nous invitant à « tenir deux compassions dans un même cœur ». C'est tout à fait fascinant.
[7] Cf. Clément Garcia, « Blanche Gardin vent debout contre les accusations d'antisémitisme de Delphine Horvilleur », L'Humanité, 13 mars 2025.
[8] Le bilan réel dépasse vraisemblablement de beaucoup le décompte officiel de 57 000 tué·es à ce jour, qui ne prend pas en compte toutes les personnes restées sous les décombres, ni toutes celles qui sont mortes de leurs blessures ou de maladie, faute de soins, ou encore de malnutrition et de famine.
[9] « The sudden surge of genocide critique in the West », The Listening Post, 31 mai 2025.
[10] Plat traditionnel palestinien.
[11] Akram Belkaïd, « Gaza : quand Tartuffe s'indigne », Lignes quotidiennes, 9 mai 2025.
[12] Voir par exemple cet article de Ran HaCohen en 2007 : « Méfions-nous de Barak ».
[13] Entretien traduit de l'hébreu par Simone Bitton et publié dans la Revue d'études palestiniennes (n° 9, automne 1996), puis repris dans le recueil La Palestine comme métaphore. Entretiens, Actes Sud, « Sindbad », Arles, 1997.
[14] Lire à ce sujet Frédéric Lordon, « Le sionisme et son destin », Les blogs du Diplo, 19 juin 2025.
[15] « Zohran Mamdani's Victory Challenges the Pro-Palestinian Taboo in U.S. », AJ+, 27 juin 2025.
[16] Je recommande ces deux très beaux textes de Steven W. Thrasher sur le site Lit Hub : « Mahmoud Khalil, Zohran Mamdani, and the Politics of Vulnerability », 23 juin 2025 ; « Zohran Mamdani and Brad Lander Have Shown Us a Way Forward », 26 juin 2025.
[17] Cf. Soumaya Benaissa et Denis Robert, « Flottille : résister face à la déchéance des médias, la complicité de la France, et l'impunité d'Israël », Blast, 12 juin 2025.
[18] Voir la vidéo d'Owen Jones sur l'affaire : « Outrage Over Chants Instead of Genocide : Bobby Vylan Furore Is sick », YouTube, 1er juillet 2025.
[19] Ezra Nahmad, « Kneecap, au nom de la Palestine », Orient XXI, 9 juillet 2025.
[20] Owen Jones, « Why Israel Will Lose - w./ Alonso Gurmendi Dunkelberg », 27 juin 2025.