08/07/2025 palestine-solidarite.fr  10min #283555

Maroc : Le Manifeste de l'Indépendance

Par Anis Balafrej

 madaniya.info publie ce papier rétrospectif sur les conditions d'accession à l'indépendance du Maroc à l'occasion de la célébration du 26ème anniversaire de l'accession au trône, le 23 juillet 1999, de Mohammad VI, petit fils du père de l'indépendance marocaine.

Maroc : Le manifeste de l'Indépendance

Par Anis Balafrej, ingénieur, diplômé de l'École Centrale Paris, membre éminent du militantisme marocain pro palestinien, Anis Balafrej est le fils de Ahmed Balafrej, chef du parti Al Istiqlal, (L'indépendance), animateur du combat contre le protectorat français sur le Maroc. Anis Balafrej est contributeur madaniya  madaniya.info. La liste de ses contributions figurent sur ce lien:  madaniya.info

Le 11 janvier 1944 a constitué un tournant dans la lutte anti-coloniale du peuple marocain.

Depuis le début des années 30, la lutte politique avait pris le relais de la résistance armée du Rif, après la reddition de Abdelkrim en Mai 1926 et les derniers combats héroïques des tributs Aït Atta du Haut Atlas contre l'armée française au Jbel Saghro en 1934.

Selon la France, le Maroc était «pacifié». Dans la décennie 1930, peu de marocains pensaient connaître un jour la liberté. Les Français s'installaient dans leur nouvelle colonie et multipliaient les chantiers d'infrastructures. Les colons s'appropriaient les meilleures terres agricoles.

Quel fou pouvait défier la puissance militaire française, avec ses chars et ses avions ? Un état d'esprit propagé par les Marocains inconditionnels du protectorat dont le rôle était de semer le défaitisme et la soumission à l'occupant.

Après la signature du traité du Protectorat, le 30 mars 1912, Moulay Hafid fut contraint d'abdiquer en août de la même année. Le Maréchal Lyautey voulait un sultan docile pour le laisser «entreprendre l'organisation du Maroc selon son bon plaisir» (1) Moulay Youssef fut son candidat. Il régna jusqu'en 1927.

Le nouveau sultan, Mohamed Ben Youssef, intronisé en novembre 1927, à 19 ans, allait signer, le 16 mai 1930, le "Dahir berbère", préparé par le Résident Général Lucien Saint, qui lui enlevait la juridiction civile des tribus amazigh et les plaçaient sous la tutelle des contrôleurs civils français, première étape du colonialisme pour créer une séparation ethnique entre «arabes» et «amazighs».

C'est dans ce contexte de la fin de la décennie 1920, que des jeunes marocains de Rabat, de Tétouan et de Fès prêtèrent serment entre eux au sein de cellules clandestines pour lutter contre les occupations française et espagnole afin de libérer et d'unifier le Maroc, en s'inspirant des valeurs de l'Islam portées par la Nahda en Orient. (2)

Le Dahir Berbère provoqua la colère et la lecture du Latif dans les mosquées. Chakib Arslan (3) se rendit à Tétouan du 9 au 19 août 1930 où les jeunes nationalistes de Tétouan et ceux venus de Rabat et de Fès le rencontrèrent pour la première fois.

Il fut question des actions à mener contre le Dahir berbère et de la création d'une section marocaine du Comité syro-palestinien chargé de lutter contre la colonisation sioniste en Palestine. Ces cellules s'unifièrent sous l'étiquette du Comité d'Action Marocaine (CAM) dans la zone Sud occupée par la France et le Parti de la Réforme pour la zone nord occupée par l'Espagne.

Le Comité d'Action Marocaine avait rédigé le «Plan des Réformes», dès 1934, à l'attention du Sultan et de la Résidence. Le «Parti National pour la réalisation des réformes» fut formé à la suite de l'interdiction du Comité d'Action en mars 1937.

Aucune suite n'a été donnée au Plan des Réformes. Une vaste campagne de répression suivit les manifestations populaires contre le détournement des eaux de Oued Boufekrane à Meknès, au profit des colons français.

Le Parti National fut décapité, ses dirigeants et des centaines de militants furent arrêtés, condamnés à des peines de prison ou exilés.

Les événements de 1937 mirent fin aux illusions réformistes et prouvèrent qu'il était vain de réclamer des réformes à un pouvoir colonialiste dont l'intérêt coïncidait avec le maintien de l'ignorance et de la soumission. Ils mirent fin également aux espoirs placés dans la gauche française qui sitôt au pouvoir en 1936, renia toutes ses promesses et cautionna la répression brutale du général Noguès en 1937.

La deuxième guerre mondiale, en 1939, allait rebattre les cartes de la géopolitique à l'échelle planétaire.

En 1941, la «Charte Atlantique» reconnaissait « le Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes».

Manœuvre de Roosevelt et de Churchill pour défier Hitler et Staline? Toujours est-il que la Charte Atlantique souleva les espoirs des pays colonisés.

Le Liban accéda à l'indépendance en novembre 1943.

Au Maroc, un nouveau parti fut fondé en 1943 : le Parti de l'Istiqlal. Son organisation moderne à travers le Maroc et sa direction collégiale tranchait avec la forme traditionnelle des structures précédentes, ce qui le prédisposait à devenir un parti de masse. Son objectif clair était l'indépendance et l'unification du Maroc comme préalable aux réformes.

Sa première déclaration était le «Manifeste de l'Indépendance» signé par 58 personnalités représentatives de toutes les régions et présenté au Sultan, au Résident Général de France et aux autres puissances étrangères, le 11 janvier 1944.

Dans ce Manifeste, le Parti réclamait «l'indépendance du Maroc dans son intégralité nationale sous l'égide du Sultan» et la constitution «d'un régime démocratique comparable au régime de gouvernement adopté par les pays musulmans d'Orient, garantissant les droits de toutes les personnes et de toutes les classes de la société marocaine et définissant les droits de chacun».(4)

Le Sultan était tenu au courant par les nationalistes, secrètement, de la préparation du Manifeste.

De Gaulle qui dirigeait le gouvernement de la France libre eut connaissance du Manifeste et envoya Massigli porteur d'un message au Sultan. Il fut reçu le 28 janvier 1944. De Gaulle voulait rappeler au Sultan que seule la puissance protectrice était habilitée à juger la qualité et l'opportunité des réformes.

Charles-André Julien raconte ainsi cet épisode: «Et pour que le Sultan sentît son état de servitude, il lui fut imposé l'humiliation de déclarer à ses vizirs, en présence du résident: «Le mot d'indépendance doit disparaître des cœurs et des bouches» et l'obligation de se séparer de deux de ses conseillers». Le lendemain, le 29 janvier, Balafrej, Lyazidi et seize autres personnalités nationalistes furent arrêtées pour «intelligence avec l'ennemi», suivi le même jour par des manifestations à Rabat, Salé, Fès et d'autres villes réprimées dans le sang.

Il était donc normal que la priorité, après l'indépendance, soit accordée aux réformes constitutionnelles, politiques et sociales, que Mohammed V avait mentionné, dans son premier discours du trône, le 18 novembre 1955.

Il fixa au nouveau gouvernement : « la création d'institutions démocratiques issues d'élections libres fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle reconnaissant aux marocains de toutes confessions les droits de citoyens et l'exercice des libertés publiques et syndicales.»

Mais le destin en voulut autrement. Poussée contre son gré hors du Maroc, la France entendait bien y maintenir ses intérêts par tous les moyens.

L'un des épisodes marquants fut, le 20 Janvier 1957, le soulèvement de Addi ou Bihi, gouverneur du Tafilalt, armé et soutenu par la caserne militaire française locale, pour marcher sur Rabat et «délivrer le Sultan, prisonnier du Parti de l'Istiqlal».

Les puissances coloniales, France et Espagne, ne voulaient à aucun prix négocier les territoires qu'elles occupaient encore, les terres agricoles colonisées, les intérêts économiques, les bases militaires, avec un parti fort et intransigeant quant à la souveraineté nationale et à la liquidation des séquelles du protectorat.

Ainsi, en novembre 1955, l'Istiqlal n'obtint que neuf portefeuilles sur les 22 que comptait le gouvernement. L'Istiqlal n'accéda finalement au pouvoir exécutif que deux ans plus tard, de Mai à Décembre 1958.

Mais le gouvernement fut vite rattrapé par un nouveau soulèvement dans le Rif, les grèves de l'UMT et la fronde de ce qu'on appelle « la gauche » de l'Istiqlal, qui culmina avec la démission de Bouabid, ministre de l'Économie, fin novembre.

Le Comité Exécutif de l'Istiqlal décida de se retirer du gouvernement, début décembre. Abdallah Ibrahim, quoique membre du Comité Exécutif du Parti, accepta de présider le nouveau gouvernement, le 24 décembre et Bouabid, également membre de ce Comité, reprit son poste de ministre.

La scission fut consommée par l'annonce des frondeurs «d'un mouvement de redressement», le 25 janvier 1959. Le gouvernement Ibrahim qualifié «de gauche» par certains, fut, de fait, la transition vers le pouvoir absolu et la «démocratie» de façade. (5)

La scission du Parti au million d'adhérents sonnera le glas des réformes constitutionnelles, politiques et économiques du pays.

Le Makhzen réformé par Lyautey dans les années 20 restera celui du Maroc indépendant.

Dans les circonstances que vit le Maroc aujourd'hui, le Manifeste de l'Indépendance prend un sens dramatique.

Que diraient nos aînés, qui se sont sacrifiés pour que le Maroc vive libre, de le voir allié du régime sioniste qu'ils ont combattu ?

Est-ce que la soumission du régime aux «accords d'Abraham» serait possible si le Maroc était doté d'institutions démocratiques qui traduiraient le soutien indéfectible du peuple marocain à la résistance palestinienne et l'opposition à toute forme de normalisation avec le régime sioniste ? L'une des réformes essentielles réclamées depuis 1934 concernait les libertés publiques, qui seront instaurées par le gouvernement Balafrej en 1958: droit d'association, d'expression, de manifestation, liberté de la presse.

Pourtant des jeunes continuent d'être arrêtés et jugés pour leurs idées, comme au temps du protectorat, avec la loi surnommée : «koullou ma min cha'ni». Un jeune ingénieur vient d'être condamné à un an de prison ferme pour soutien publique à la résistance palestinienne !

Des jeunes sont poursuivis pour avoir appelé au boycott des produits et des enseignes qui soutiennent le génocide des Palestiniens - boycott permis en Espagne et dans beaucoup d'autres pays - au moment où ce génocide se poursuit dans le silence officiel depuis près de 15 mois.

Des jeunes sont incarcérés depuis des années pour avoir manifesté et demandé que leur région - le Rif - soit équipé d'infrastructures.

Plus que jamais, dans le contexte actuel, le Maroc a besoin de réaliser les réformes constitutionnelles, politiques et sociales, seul rempart face aux appétits de l'impérialisme et du sionisme conquérant.

Aucun développement économique ne peut avoir d'effets positifs sur la société dans un cadre politique archaïque, miné par la corruption et l'injustice sociale.

Références

  1. Charles-André Julien « Le Maroc face aux impérialismes » (1415-1956)
  2. Ahmed Balafrej «Allal al-Fassi, héraut de l'indépendance marocaine» (Les Africains, Tome XII)
  3. Chakib Arsalane est un disciple de Jamal-Eddine al-Afghani et Cheikh Mohammad Abdou, pères de la Nahda de l'Islam en Orient au début du 20 e siècle. Il dirigeait la revue «la Nation Arabe». Depuis Genève. Ahmed Balafrej le décrit ainsi: «...Il est une figure marquante du mouvement de renaissance arabe. Il participe à tous les grands mouvements de réforme dans les pays musulmans et prône l'unité panislamique.»
  4. Manifeste de l'Indépendance - Édition du Parti de l'Istiqlal
  5. C'est sous ce gouvernement, qu' El Yousfi et Fquih Basri furent emprisonnés et que le PCM fut interdit.

Source : Madaniya
 madaniya.info

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