Causeuse du lundi
Le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev (à droite) et le président turc Recep Tayyip Erdogan (à gauche) AFP
Les récentes attaques d'Israël sur l'Iran visent à démolir le dernier grand rempart à l'impérialisme occidental au Moyen-Orient. Tous les regards se tournent vers les pays arabes : quelles vont être les conséquences de cette guerre embryonnaire ?
C'est bien normal, les premières cibles de l'État d'Israël à sa naissance ont été les pays arabes. Cependant, le Caucase, qui n'est pas une région de moindre importance pour les rapports de force internationaux, récoltera aussi par ricochet les effets de ces affrontements. L'Iran partage en effet une frontière avec l'Azerbaïdjan et une autre avec l'Arménie. Dans un contexte post-guerre entre les deux États où l'Azerbaïdjan est vainqueur, l'état de la puissance iranienne aura des conséquences pour sa sécurité mais aussi pour toute la région.
Histoire et étymologie
La République d'Azerbaïdjan est un pays qui est frontalier du nord de l'Iran. Créée à l'occasion de la chute de l'Empire russe, en 1918, elle tire son nom d' « Atrpatakana » en vieux perse, devenu ensuite « Azerbaïdjan » et qui désigne la région au nord de l'Iran où vit une très importante communauté (24% de la population iranienne au total) turcique nommée « azérie » 1.
En 1918, la population de la jeune république était composée de Tatars, d'Arméniens et d'autres minorités. Mais son nom révèle une des principales motivations de son existence : annexer l'Azerbaïdjan iranien. L'argument est de dire qu'il s'agit du même peuple d'une part et d'autre de l'Iran qui doit être réuni en un seul et même Etat. Une conception qui trouve sa pleine explication dans l'idéologie panturque : les peuples de langue turcique constituent un seul et même peuple devant s'unir dans un État s'étendant des Balkans à l'ouest de la Chine.
Contexte de guerre dans le Sud Caucase
En 2020 l'Azerbaïdjan attaque le Haut-Karabagh, une enclave arménienne dans les frontières internationalement reconnue de l'Azerbaïdjan qui a dû se battre pour trouver son indépendance au début des années 90. Éclate donc une seconde guerre à laquelle la petite république autoproclamée ne résiste cependant pas. Le Haut-Karabagh et l'Arménie, son alliée militaire et diplomatique, en viennent à négocier avec l'Azerbaïdjan des traités en leur défaveur. Les deux États sont à ce point affaiblis qu'en 2023 l'Azerbaïdjan réussit à chasser tous les Arméniens du Haut-Karabagh et à lui imposer la dissolution de ses institutions.
Mais ce n'est pas tout. Depuis 2021, l'armée azerbaïdjanaise viole la souveraineté de la République d'Arménie 2 en s'introduisant à intervalles irréguliers dans les territoires frontaliers pour prendre le contrôle de plusieurs villages. Parmi les régions touchées, une d'elles est la plus stratégique : le Syunik. Elle s'étend du sud de l'Arménie à la frontière nord de l'Iran. Cette région est prise en étau entre le Haut-Karabagh désormais azerbaïdjanais et le Nakhitchevan, une république autonome de l'Azerbaïdjan qui se situe...
...à l'ouest de l'Arménie.
Une configuration bien étrange, motivée par les intérêts panturcs qui ont pesé lourdement dans les négociations sur le partage des territoires du Caucase à la fin de la Première Guerre Mondiale 3. Le Nakhitchevan étant donc frontalier de la Turquie, le Syunik constitue cet étroit territoire qui, conquis, permettrait enfin aux panturcs de voir leur rêve de continuité territoriale se réaliser.
C'est pourquoi dans les négociations qui ont suivi la défaite arménienne de 2020, l'Azerbaïdjan développe le projet d'un corridor appelé « corridor du Zanguezour » (le nom turc donné au Syunik) - en vert sur la carte du Courrier International. Ce corridor désigne la route qui relie l'Azerbaïdjan au Nakhitchevan, fermée jusqu'alors pour des raisons de sécurité. Le projet n'apparaît pas dans les accords de cessez-le-feu, mais le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev menace de le réaliser par la force 4 si l'Arménie ne l'accepte pas.
Le journaliste Guillaume Perrier, spécialiste de la Turquie, en résume l'essence ainsi: « L'ambition affichée d'Aliev et Erdogan est d'ouvrir « dès que possible » un nouveau couloir commercial et énergétique entre l'Asie centrale et l'Ouest. Le « corridor de Zanguezour » envisagé par Bakou prévoit de relier le Karabakh et l'enclave du Nakhitchevan en réhabilitant une ancienne route soviétique le long de la frontière avec l'Iran. Ce « corridor turc » connectera la Turquie à l'Asie centrale et à la Chine, réalisant ainsi le rêve d'une union géographique des peuples turcs. » 5
L'Azerbaïdjan est en effet un important fournisseur de pétrole et de gaz qui représentent à eux seuls 30 % du PIB du pays. [Voir sur la carte l'oléoduc et le gazoduc partant de Bakou qui alimentent la Turquie en passant par la Géorgie.]
Le rôle de l'Iran et de l'Arménie
Or, si malgré les avancées de l'Azerbaïdjan dans la région, le Syunik ne tombe pas, c'est précisément parce que l'Iran partage avec lui une frontière a laquelle elle porte une attention toute particulière. Tout d'abord parce que c'est la route du commerce qui la lie à l'Arménie mais également à la Russie
Ensuite, parce que si le projet du « corridor de Zanguezour » se réalise, il sera plus facile pour l'armée azerbaïdjanaise de s'introduire dans le nord de l'Iran (Azerbaïdjan iranien). L'Iran a donc plusieurs fois laissé entendre qu'elle ne laisserait pas l'Azerbaïdjan faire passer son projet par la force et qu'elle riposterait si ce dernier en faisait la tentative. 6
L'enjeu stratégique du Syunik révèle à quel point la politique extérieure arménienne compte pour la stabilité de la région. Cependant celle du gouvernement de Nikol Pashinyan ne semble pas motivée par la raison d'État- un comble pour un pays menacé de disparaître depuis ses frontières Est et Ouest.
En effet, depuis 2020, l'Arménie a largement cédé aux revendications azerbaïdjanaises notamment en laissant le Haut-Karabagh se représenter lui-même dans les négociations mais aussi en remettant à son ennemi plusieurs villages de la région souveraine du Tavouche. Elle a fait également entrer son pays dans la voie de la normalisation avec la Turquie et se dit « prête à établir des relations avec elle sans conditions préalables », en particulier parce que la « reconnaissance internationale du génocide n'est plus sa priorité » selon Nikol Pashinyan. (Rappelons que la Turquie est un pays qui nie simplement des faits historiques mais encourage de manière positive le négationnisme par la falsification de l'histoire; par exemple, en construisant un musée pour les victimes turques d'un génocide commis par les Arméniens. L'arménophobie est un élément structurant de la société turque - voir Pinar Selek, Parce qu'ils sont Arméniens, 2013 - mais aussi de la société azerbaïdjanaise).
Enfin, elle a décidé de se retirer de l'OTSC, se débarrasse peu à peu des gardes-frontières russes e t cherche à s'approcher de l'Union Européenne pour ce qui concerne la Défense.
Si ces décisions sont en parfaite contradiction avec les intérêts de sa sécurité nationale, elles le sont également avec les intérêts d'Etat iraniens : l 'Arménie, en cédant aux revendications panturques et en faisant entrer d'autres acteurs de la défense que la Russie dans la région, devient peu à peu une zone d'atterrissage très intéressante pour l'impérialisme occidental qui cherche à se loger près de l'Iran.
C'est dire l'importance stratégique de l'Arménie dans le jeu international opposant les puissances de l'Ouest contre celles qui lui résistent en Asie (Iran, Russie, Chine).
L'Iran isolé
Affaiblie par le contexte international, l'Iran se trouve seule face aux attaques d'Israël : les rares pays qui pouvaient la soutenir ont eux aussi été mis hors d'état de nuire. C'est le cas du Liban dont la résistance contre Israël dépendait notamment du Hezbollah financé par l'Iran. Israël l'a touchée en plein cœur en éliminant son chef Hassan Nasrallah en 2024. C'est aussi le cas de la Syrie : la chute de Bachar Al-Assad a été favorisée par l'affaiblissement de ses alliés tel que le Hezbollah, mais aussi par la guerre en Ukraine qui occupe l'allié russe.
La Syrie est aujourd'hui en train de se démembrer : la dictature d'Al-Assad a laissé place à un paysage chaotique qui n'annonce rien de bon en termes de sécurité. Or le scénario syrien permet d'illustrer ce qui pourrait arriver à l'Iran. La Syrie est pour l'instant sous le contrôle d'au moins quatre forces : le parti islamiste Hayat Tahrir al-Cham qui a formé son gouvernement il y a peu, allié d'Israël 7, la Turquie au Nord-Ouest et les Etats-Unis qui ont leurs positions militaires notamment dans le Nord-Est du pays et Israël qui détient le plateau du Golan.
C'est donc un pays qui n'est pas souverain, dont la gestion se fait en fonction des intérêts étrangers, différents, certes, mais qui ne se contredisent pas suffisamment pour les considérer comme opposés.
Bien sûr, la puissance de la Syrie et celle de l'Iran ne sont pas comparables et il est difficile de s'imaginer pouvoir démembrer un Etat aussi vieux et puissant que celui d'Iran, mais il est probable que c'est à ce genre de situation auquel espèrent arriver les ennemis jurés de l'Iran que sont les USA et Israël s'ils arrivent à vaincre son système de défense national. Un des éléments perturbateurs peut être l'irrédentisme azerbaïdjanais concernant l'Azerbaïdjan iranien et les diplomates iraniens en sont conscients. Ainsi M. Ardavan Amir Aslani, géopolitologue déclare-t-il en 2023 : « La menace azérie et plus largement panturquiste dans le Caucase fait depuis longtemps partie des principales préoccupations stratégiques de l'état-major iranien, qui craint les tentatives d'encerclement du monde turc. Aujourd'hui, l'évolution du contexte géopolitique régional semble confirmer ces inquiétudes. » 8
Les Iraniens savent que les projets panturcs concordent bien avec la volonté de l'Occident d'affaiblir l'Iran pour en maîtriser les ressources. Les puissances occidentales alliées d'une part à la Turquie par l'OTAN, mais aussi alliées commerciales historiques de l'Azerbaïdjan n'ont aucune raison d'aller contre les projets de ces deux États.
Dans la situation actuelle qui combine les attaques d'Israël, le manque de solidarité des pays arabes et le risque que la liaison territoriale entre l'Arménie et l'Iran disparaisse, nous pouvons nous demander combien de temps encore ce dernier pourra être un rempart diplomatique et militaire contre le projet expansionniste panturc dans la région du Sud Caucase.
Pour aller plus loin :
Tensions et guerre des mots entre l'Iran et l'Azerbaïdjan - Benoit Filou
Conflits : Revue de Géopolitique
Source : Causeuse du lundi