19/08/2025 dav8119.substack.com  12min #287782

Sur la nature des renversements

 Dav

Comment brimer la liberté ? Comment s'opposer à la vie, l'envie de construire, l'élan vital et l'enthousiasme ? Comment humilier la raison et la réduire à n'être que le serviteur d'un écervelé ?

Comment - et ceci est une question qui nous taraude depuis de nombreuses années et décennies - arrive-t-on à faire qu'en un seul clic, en un seul mouvement, de façon presque imperceptible, au détour d'une tournure de phrase anodine, à renverser totalement le sens des choses ?

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1. Effet des détails sur l'ensemble

Le monde des apparences offre toute la palette de nuances, on va dire en 256 couleurs, qui permet de former une perception de la réalité. L'inconvénient, pour prendre cette image, est que certaines couleurs peuvent être inversées, et à cause de cela il peut se former une image infidèle de la réalité, ou même carrément des aberrations qui provoquent des incompréhensions profondes. Cela veut dire qu'en restant au stade des apparences, les erreurs de jugement peuvent avoir une répercussion formidable et dramatique sur la trame de l'ensemble de la réalité perçue.

Qu'est-ce que le monde des apparences ? C'est le fait de se tenir éloigné des choses. On ne pourra pas voir en peinture, autant une personne inconnue qu'une personne trop bien connue, tant qu'elle restera associée à des idées détestables. Ce sont les idées toutes faites, les présomptions, les stéréotypes, qui prédominent sur les objets observés. La complexité des objets n'est pas suffisante pour rivaliser et dépasser les idées-reçues.

Une perception fine de la réalité ne se laisse pas envahir, posséder, approprier, identifier par des idées et des appréciations de ce qui est déjà connu, reconnaissable ou dicible, possible à partager dans un groupe social. Il n'est que très peu probable qu'une chose nouvelle puisse se rattacher à une chose déjà connue. Pour trouver une manière d'identifier avec véracité une observation nouvelle, il faut savoir suspendre son jugement, être patient, et analyser froidement les caractéristiques, les associations, bref les constituants et les relations avec le monde de cet objet.

L'exercice de la philosophie traîne en longueur pour savoir comment identifier l'existant, en essayant de lui associer toutes sortes de natures. En réalité tout se trouve dans tout, du moins tant qu'on n'a pas besoin de l'utiliser dans un cadre formel. Dès lors qu'on contextualise cet objet, se révèlent des caractères, parfois surprenants, de ce qui paraît être "sa vraie nature".

Une observation superficielle de la réalité, détachée des émotions (car incapable de les ressentir et de les identifier) ne permet pas d'entrer dans la profondeur des choses et de les autoriser à "changer de nature" en fonction des contextes et des situations. C'est une vision absolutiste, rigide, qui définit arbitrairement ce que sont les choses, le plus souvent en fonction des besoins et des circonstances.

Cet état d'esprit est celui dans lequel on est sensés se trouver quand on observe de façon placide et dépassionnée une réalité nouvelle qu'on cherche à comprendre. Pourtant, cet état d'esprit est celui dans lequel se retrouvent coincés pour toujours ceux qui sont incapables de faire preuve de la créativité et du courage ontologique d'un chercheur de vérité. Ainsi la mixture entre cette incapacité psychorigide dénuée d'émotions et la prétention d'une démarche véritablement scientifique, s'appelle le zététisme ; tandis que la mixture entre l'engouement à se montrer créatif et imaginatif pour redéfinir la réalité en ne faisant aucun exercice de patiente observation, est de la superstition.

Superstition et zététisme sont les deux facettes d'une même incapacité à distinguer les deux états possibles de la réalité, celle où on la définit, et celle où on l'a définie. Ça se prononce pareil.

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2. Là où on veut en venir - l'introduction précédente permet de former un cadre d'usage de notre sujet - est le changement brusque de polarité des définitions qui peuvent s'opérer au détour d'une infime nuance de gris.

Un renversement n'est pas comme simplement changer le sens d'un sablier. Un renversement est de voir le sable du sablier monter au lieu de descendre. On ne le suppose pas forcément, mais le sablier est collé sur la table, qui est collée sur le sol, ainsi que la caméra. Ensuite, c'est toute la pièce, qu'on croyait être dans une maison, qui est en fait un cube monté sur des pivots. Il ne reste plus qu'à la faire basculer à 180°.

Un renversement ne se voit pas dans le champ de vision. Il n'est pas perceptible. C'est le champ de vision qui est lui-même dans un cadre, qui a subitement changé.

Cette analogie facilite la compréhension de ce qui sort du contexte, qui, principalement, provient de déductions qui sont faites par habitude, par accoutumance. Il faut être tordu pour imaginer que le sablier est collé à la table et la table collée au sol, et que la pièce n'est pas une pièce. Cela n'a pas d'utilité a priori. Pourtant c'est comme cela qu'on fait du cinéma. Une simple grille fait office de "prison" pour un acteur, alors qu'il peut sortir des deux côtés.

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3. Là où nous voulons en venir, c'est quand ceci se produit dans la dialectique. Il y a tellement de suppositions automatiques et intuitives que nous faisons sans y penser pour rendre possible ce qui est observé, qu'il est facile d'omettre de parler d'une seule d'entre elles pour transformer radicalement le cadre dans lequel se produit ce que nous pensons réel.

La désinformation, dans son essence, consiste précisément en cet art de la dissimulation des contextes qui changent complètement le cadre d'analyse de ce qui est dit. Largué, le spectateur qui se nourrit de cette information part du principe que la scène se déroule au sein d'une démocratie exemplaire et bien portante, ce qui rend ce qui est observé insidieux, anormal, angoissant. Mais si on connaît le cadre exact, ce qui se passe est parfaitement normal et légitime. C'est de se scandaliser, qui est scandaleux.

Pour s'assurer que [le cadre dans lequel le désinformé croit ce qu'il voit], est ce qu'il croit, il ne pourra faire autrement que de l'extrapoler de la prosodie du média-menteur. Et celui-ci s'en donnera à cœur-joie. Dans le même temps, au même moment, dans un monde parallèle, celui qui connaît parfaitement le cadre réel des événements, ne pourra pas contester les faits qui sont dits, seulement, peut-être, que ne soit pas fait mention de ce qui mérite véritablement une telle prosodie. Pour lui, c'est la prosodie qui est étrange, non le fait.

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4. Combien de fois peut-on être témoin d'une remarque stridente d'une personne qui s'offusque que les choses ne soient pas comme elles devraient être sans qu'il n'ai pensé une seconde à le placer dans le contexte adéquat, alors pourtant que c'est la seule solution possible et logique qui s'offre à lui, et que par-dessus le marché, il s'offusque de cet illogisme ?

Par défaut on suppose toujours un cadre qui facilite l'analyse et qu'on n'a pas besoin de remettre en cause. Et on trouve anormal ce qui ne rentre pas dans ce cadre. La meilleure analyse que les critiques et autres zététiciens puissent commettre, sera toujours de définir le cadre dans lequel ils veulent que les choses soient. Et si elles n'y rentrent pas, les y faire rentrer quand même, de force, jusqu'à ce qu'elles s'y habituent.

Ainsi en va-t-il par exemple du paradigme de "se comporter en adulte", qui peut avoir deux acceptions, celle qui consiste à faire faire un progrès substantiel à la pensée enfantine, et celle qui consiste à détruire la pensée enfantine. La nuance est faible mais la conséquence est magistralement opposée.

Celui qui détruit l'enfant qu'il y a en lui, détruit toute velléité de considérer le monde hors du champ temporel de la réalité physique. Pour lui il n'y a pas de spiritualité ou de sens moral, ou de punition après la mort pour ses actes. Car la seule réalité est la petite boite qu'il a devant lui. Et ce qui échappe à cette petite boite, mérite plus que tout autre d'y être incarcéré.

Tandis que celui qui a progressé, considère son enfant intérieur comme une voix qui lui donne de l'inspiration et une vision d'un monde idéal. Pour lui la réalité doit tendre vers cet idéal, même s'il doit personnellement en subir les conséquences. Il est prêt à affronter l'adversité car il sait qu'il a les ressources pour le faire. Il ne tue pas son enfant intérieur, il essaie de rendre le monde vivable pour lui, qui est un autre que lui. Il est désintéressé. Il a progressé.

La question qui est soulevée ici, est celle qui consiste à s'étonner d'une anomalie, et de déterminer comment on y répond. Et la question que nous posons est : combien de fois sommes-nous témoins de personnes qui, au lieu de critiquer, reprocher, s'offusquer, font l'erreur ridicule d'omettre de considérer le cadre dans lequel ce qu'il est observe est parfaitement correct et approprié ?

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5. Le basculement entre un cadre et un autre est une opération qui est instantanée. Dans le monde mental, le changement de cadre consiste en un éclairage nouveau. Il s'agit de changer de point de vue, pour que la même chose observée prenne une toute autre signification.

Ce qui est fascinant, c'est que ce changement brusque de signification est radical, d'autant que les jugements qui y sont attachés accentuent encore plus cet effet. C'est blanc ou noir.

Dans une dialectique de persuasion, on laisse intentionnellement le pigeon croire au cadre qu'il s'imagine et dans lequel il s'en sort vainqueur et bénéficiaire. Tout l'art de la persuasion, comme la désinformation, est de ne surtout pas laisser glisser le pigeon hors de sa zone de confort, et d'en faire sa prison. Le diable a besoin que le pacte soit signé en toute liberté et en pleine conscience, du moins dans la limite de ce dont le pigeon est capable. Quand la réalité prendra graduellement effet, le pigeon s'étonnera que le sable du sablier commence à pencher un peu, mais le diable lui répondra, sans s'embêter à mentir : "C'est normal".

C'est seulement quand il se rendra compte de la supercherie qu'il sera trop tard.

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6. La propriété d'un renversement est de changer radicalement le sens accordé à une réalité observée de façon placide et confiante.

Le pervers-narcissique, désormais bien connu, est un spécialiste de classe internationale pour modeler sur-mesure dans le feu de l'instant n'importe quel cadre, dans n'importe quel sens, même s'il tient à peine debout et qu'il surmonte allègrement de nombreux antagonismes, pourvu qu'il fasse en sorte que sa posture soit toujours intacte. Il le fait dans son imaginaire, sans rien expliquer aux autres, qui ont du mal à suivre ses raisonnements [c'est le portrait des politiciens].

Ceux qui essaient de suivre ses raisonnements se retrouvent noyés et même habitués à affronter des contradictions insolubles, qui sont vaguement amusantes ou même charmantes, excusables et tolérées, mais dans le même temps leur propre discernement est très violemment transgressé. Ils s'en sortent avec un syndrome de stress post-traumatique complexe, assez douloureux à soigner. Quelle horreur d'avoir confié son cœur à une personne qui finalement n'existait que dans son propre imaginaire. C'est pourtant à ce stade de l'effondrement civilisationnel que nous nous trouvons, juste avant le déclic, la résolution finale.

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7. Les cadres de réalité sont des systèmes. Hormis les systèmes des perturbés qui sont inconsistants et modelables à volonté, les systèmes sont concurrents et reliés les uns aux autres par des axes de symétrie, tels que nous les nommons. Ces axes de symétrie peuvent être plus ou moins complexes, algorithmiques, et ils permettent de refléter un système sur un autre, en réordonnant ses composants. Disons qu'un système, c'est la façon dont des composants sont reliés. De cette structure des composants dépend toute la fonctionnalité du système. Donc deux systèmes distincts peuvent utiliser les mêmes composants, simplement dans un autre ordre.

Ainsi en changeant le sens de seulement deux composants dans une même structure, par exemple, la fonctionnalité émergente peut être radicalement différente. (Nous sommes désolés si notre terminologie n'est parlante que pour nous-mêmes, et un groupe très restreint de personnes qui suivent ce qui se passe).

Mais en définitive il suffit de changer une seule chose dans un système, qui sert de cadre d'analyse à une chose observée, pour lui faire prendre une tournure radicalement différente de celle qu'on croyait à l'origine. L'exemple de l'ami qui téléphone en disant "j'ai chaussé mes skis" sans dire qu'il est parti en vacances est peut-être plus parlant. "Tu es fou ?". "Lol, non pourquoi ?".

Un exemple plus porteur de sens est celui qu'opère la communication non-violente. Avec ses règles simples elle converti un reproche, un grognement, en une demande très positive qui est une nouvelle occasion de se rendre utile, librement et factuellement. Une colère entre deux enfants qui se battent peut s'éteindre immédiatement, comme par magie, en leur tendant les bras. Une anxiété sourde et lancinante dans un couple devient un nouvel éclairage qui ravive l'amour.

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8. L'ultime renversement, certainement le plus frappant de tous, est ce qui sépare ce qui est subit de ce qui est volontaire et libre. Quand un renversement survient, s'il est subi, c'est un mauvais renversement, une arnaque ; car on s'imagine toujours ce qui est le meilleur, même en l'absence de vérification de ses prémisses. Mais quand un renversement est occasionné volontairement - à part chez les pervers - c'est toujours pour en obtenir les fruits profitables d'une paix et d'une amélioration substantielle de notre réalité.

Il y a beaucoup de renversements qui se font de façon placides et usuelles dans notre société, comme la politesse, la bienveillance, ou même l'intelligence. Dès qu'elles sont commandées, ordonnées, elles perdent toute leur substance, leurs bienfaits, et on vit dans une dictature. Dès qu'on confisque à quelqu'un la liberté de faire usage de ses meilleures qualités - et le meilleur moyen pour les lui confisquer est de le forcer à les pratiquer - on le déshumanise.

Ce comportement, abruti par excellence, est typiquement occidental. C'est le résultat d'un dogmatisme qui, après s'être construit sur l'utilité et la vertu de principes, retombe comme un soufflet pour devenir une chape de plomb.

Quelle est la vertu de la démocratie si elle n'est pas pleine et entière ? Est-ce la même que celle qui est promue comme un étendard qui autorise et justifie des guerres, contre des pays et contre les citoyens ? N'est-ce pas absurde ? Punir la liberté d'expression au nom de la liberté d'expression, n'est-ce pas absurde ? (1)

Dès qu'une norme morale déborde de son cadre de validité, elle se retourne contre ses propres prémisses, se dévore elle-même. N'est-ce pas ce qu'on observe avec la société capitaliste, quand elle fait commerce de son argent ?

Si les informations soient bonnes, si on obtient des compliments, si ce qu'on fabrique est le meilleur produit, n'a-t-on pas besoin que cette réalité soit loyale et sincère, vraie, et non le résultat de manipulations, de triches et de crimes ? Il n'y a jamais de nécessité à vivre dans une illusion, d'autant que cette bulle finit toujours par éclater, avec des effets pire dans la réalité que les bonnes illusions qu'on en a tirées.

S'il y a bien un réveil citoyen qui doit être fait, c'est celui de la conscience des renversements qui sont occasionnés par le changement de cadre dans lesquels s'opèrent les normes morales et citoyennes, afin d'en faire une dictature hallucinée où tout le monde souffre, pour se convaincre qu'il n'y a aucun problème.

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