Eduardo Luque
L'heure est au réarmement. Et pour les gouvernements européens manifestement assoiffés de guerre, quand on aime, on ne compte pas! Eduardo Luque analyse cette montée du militarisme comme une réponse à l'épuisement du modèle néolibéral. Il explique comment les dépenses militaires croissantes servent à redéfinir les priorités étatiques, au détriment des services publics et des systèmes de protection sociale. Cette stratégie est soutenue par une culture de la peur visant à affaiblir les résistances sociales et à légitimer la marchandisation du bien commun. (I'A)
L'économie du réarmement : une réponse à la crise structurelle
La résurgence du militarisme européen ne peut être comprise sans prendre en compte les intérêts économiques qui la sous-tendent. Dans un contexte d'épuisement structurel du modèle néolibéral, marqué par une stagnation prolongée résultant de la crise financière mondiale du début du siècle et des conflits internationaux qu'elle a engendrés, le réarmement est utilisé comme catalyseur pour redéfinir les priorités de l'État. Dans ce cadre, le complexe militaro-industriel se présente non seulement comme un secteur économique émergent, mais comme une voie privilégiée pour recomposer la rentabilité du capital.
Les grands bénéficiaires de cette nouvelle « économie de guerre » sont les structures mêmes du système qui, plongées dans une crise profonde, trouvent dans les conflits armés et les tensions internationales un terrain fertile pour leur recomposition. La guerre commerciale actuelle, le démantèlement progressif des services publics et la consolidation d'un modèle de partenariat public-privé révèlent une stratégie visant à exproprier la richesse sociale accumulée. Ce n'est pas un hasard si des personnalités comme Moritz Schularick, président de l'Institut d'économie mondiale de Kiel, signalent ouvertement qu'il « faudra également s'attaquer au système des pensions » pour financer l'effort militaire (Der Spiegel, 10/01/2025).
La culture de la peur comme outil politique
Ce processus, soutenu dans le temps, a eu comme clé le développement d'une culture de la peur, qui fonctionne comme un outil pour affaiblir les résistances sociales et avancer dans la marchandisation totale du bien commun. Le complexe militaro-industriel, devenu le nouveau moteur économique, s'alimente ainsi de la précarisation, de l'autoritarisme et du démantèlement du secteur public. Les droits des citoyens et la démocratie représentative connaissent aujourd'hui leurs heures les plus sombres. La crise systémique dans laquelle vit le bloc occidental a impulsé une dérive belliciste qui fonctionne comme un mécanisme pour maintenir les taux de profit des élites dirigeantes. La réorganisation des priorités en faveur des dépenses militaires est ainsi devenue une issue structurelle à l'épuisement du modèle néolibéral lui-même.
La transformation silencieuse de l'Europe
Ces dernières années, l'Europe a été témoin d'une transformation silencieuse mais profonde : la combinaison de multiples crises - financière, sanitaire dérivée de la pandémie de COVID-19, et les conflits militaires en Ukraine et au Moyen-Orient - ont servi de catalyseur pour justifier une augmentation des dépenses de défense, sous le couvert d'une rhétorique de sécurité de plus en plus imprécise et exclusive.
Le processus de militarisation institutionnalisée que l'on observe dans ce contexte ne modifie pas seulement les équilibres budgétaires, mais redéfinit le rôle de l'État dans un moment d'énorme fragilité sociale et écologique. À travers l'analyse des discours, des données fiscales et des dynamiques géopolitiques, on peut soutenir que le réarmement européen ne répond pas à des impératifs défensifs, mais constitue une option politique destinée à soutenir des structures de pouvoir, à canaliser des ressources publiques vers des intérêts privés et à gérer les tensions sociales par la peur.
L'agenda du réarmement depuis 2014
Depuis le sommet de Galles de 2014, où l'OTAN a établi l'objectif de 2% du PIB en dépenses militaires, l'Europe a approfondi un agenda de réarmement qui trouve dans la guerre en Ukraine sa justification parfaite. Cependant, l'analyse de fond révèle que cette politique obéit moins à une menace externe réelle qu'à un redessin interne du pacte social européen, de plus en plus remis en question par sa propre dérive autoritaire.
L'imposition de nouveaux objectifs de dépenses - de 3,5% à 5% du PIB dans certains pays - marque un point d'inflexion : nous sommes face à un processus de militarisation structurelle impulsé depuis le noyau du pouvoir atlantique. Le réarmement est une décision politique fonctionnelle au capitalisme en crise, et se légitime par des discours de peur, du révisionnisme historique et des appels vides à la sécurité collective. Adam Smith l'exprimait crûment en 1776 quand il disait : « La défense est de plus grande importance que l'opulence » (1).
La crise du modèle européen et le rôle du réarmement
Dans le cas européen et après la crise financière mondiale, le modèle de croissance est entré dans une phase de stagnation prolongée. La pandémie et la déglobalisation accélérée ont fini par éroder les bases fiscales et productives du modèle européiste. Face à cet effondrement progressif, les élites économiques et politiques ont cherché et trouvé dans le réarmement, bien que subordonné aux intérêts américains, un nouveau moteur d'accumulation.
La pression américaine et ses conséquences
La pression des États-Unis a été clé dans cette transformation. Après les gesticulations de Donald Trump et la menace des tarifs douaniers, l'Union européenne s'est pliée à investir 800 milliards de dollars dans son réarmement. Le contrôle de l'inflation à 2% et la limite du déficit à 3% ont été relégués au second plan. Il n'y avait pas d'argent pour les pensions, ni pour améliorer les prestations de chômage, ni pour renforcer les systèmes publics de santé et d'éducation, mais des centaines de milliards sont apparus pour financer les armées. Les déclarations de l'actuel secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, indiquent une escalade budgétaire sans précédent.
Le financement du réarmement : dette, coupes et réaffectation
Le réarmement n'est pas accompagné d'une réforme fiscale progressive ni de nouvelles recettes publiques. Son financement repose sur la dette, les coupes budgétaires et la réaffectation des dépenses sociales. Dans des pays comme l'Allemagne, les 100 milliards d'euros extraordinaires destinés à la Bundeswehr (armée allemande) ne font pas partie des budgets ordinaires, puisqu'ils seront payés par le déficit.
Le cas espagnol
En Espagne, l'ajustement fiscal a un impact direct sur des domaines essentiels comme les pensions, la santé et l'éducation. Notre gouvernement a déjà annoncé qu'il atteindra les 2% de dépenses en défense, mais nous savons que la réalité est tout autre ; les lignes budgétaires non exécutées qui sont déviées vers la défense, les dettes contractées par d'autres ministères et qui ont pour finalité d'augmenter les lignes militaires rendent le suivi strict de ce poste de dépense un travail ardu, d'autant plus que le ministère de la Défense lui-même, dans sa dernière réforme, a dilué ses propres limites.
Le gouvernement utilise la clause de flexibilité (transfert de lignes non dépensées d'autres ministères à la Défense) de manière arbitraire et surtout opaque au contrôle public. D'autre part, le nouvel organigramme du ministère de la Défense, modifié fin 2024, n'apporte pas de clarté sur les dépenses réelles ; au contraire, il semble destiné à les occulter. Dans ce contexte, avec le risque d'une inflation élevée et d'un renchérissement du crédit par effet de la guerre commerciale, cette réorientation budgétaire aggravera les conditions de vie des classes populaires et compromet la durabilité future de l'État social.
La construction d'un ennemi et le discours de la peur
Nous percevons également une synchronisation entre le discours politique et le narratif médiatique dominant, qui répète - avec différentes nuances mais sous une logique commune - les mêmes justifications pour le réarmement. La figure d'un ennemi diffus et omniprésent, précisément par sa non-définition, s'avère encore plus efficace pour mobiliser des ressources et discipliner l'opinion publique.
La diabolisation de la Russie
Dans ce cadre, on a construit la figure de Vladimir Poutine comme une sorte de Léviathan géopolitique, condensation symbolique de tous les maux imaginables ; la fonction de cette image symbolique est de clôturer le débat, de supprimer la dissidence et de légitimer des politiques d'exception au nom d'une sécurité supérieure. Parler de Poutine équivaut, dans ce récit, à invoquer une menace absolue qui justifie tout type de sacrifice économique ou institutionnel.
La convergence des discours politiques
Des secteurs de la gauche institutionnelle jusqu'aux représentants de l'extrême droite, l'idée d'une menace imminente est utilisée pour naturaliser des décisions qui auraient auparavant généré du rejet. Ainsi, des déclarations comme celles de Roberto Habeck (Les Verts), qui a affirmé que « nous avons besoin de dépenser presque le double en défense », ou d'Alice Weidel (AfD), qui a exprimé son soutien sans réserves pour élever les dépenses militaires à 5% du PIB, illustrent comment la logique de la peur a été intériorisée par un large spectre politique. Même le secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, a signalé que « ce sera beaucoup plus que les deux pour cent ». Cette convergence discursive permet de consolider une architecture de sécurité basée sur l'augmentation continue des dépenses militaires et sur l'érosion du débat démocratique.
Le révisionnisme historique et la mémoire antifasciste
Dans ce même cadre idéologique, il convient de signaler le rôle et l'influence, depuis plus d'une décennie, de secteurs ukrainiens, particulièrement liés à des mouvements ultranationalistes, qui ont servi de vecteurs d'expansion d'idées néofascistes dans divers pays d'Europe de l'Est et centrale. L'exaltation de figures collaborationnistes, la répression des symboles de la mémoire antifasciste et l'infiltration de ces discours dans les réseaux institutionnels et médiatiques ne sont pas des phénomènes isolés, mais font partie d'un processus plus large de désidéologisation du passé récent et de blanchiment de l'extrémisme sous la rhétorique de la lutte pour la liberté européenne.
L'effacement de la mémoire soviétique
Cette narrative, soutenue par certains gouvernements et amplifiée par des médias affiliés, renforce une logique de polarisation qui justifie tant le réarmement que la criminalisation de la dissidence. Un des exemples les plus évidents de cette tendance révisionniste se manifeste en Allemagne, où des restrictions ont été imposées aux actes commémoratifs de la victoire sur le nazisme par l'Armée Rouge, et où des mesures ont été promues pour éliminer les monuments qui rappellent cet épisode historique.
Cette négation symbolique du rôle soviétique dans la défaite du fascisme fait partie d'une stratégie plus large de relecture du passé. Récemment, la responsable des affaires étrangères de l'Union européenne, Kaja Kallas, a averti plusieurs gouvernements de ne pas assister aux commémorations du 9 mai en mémoire de la capitulation nazie, alléguant que cela pourrait être interprété comme une démonstration de soutien à la narrative russe. Ces déclarations ne réécrivent pas seulement l'histoire, mais prétendent effacer une partie fondamentale de la mémoire antifasciste européenne au nom d'un alignement idéologique acritique avec le présent géopolitique.
Est-il nécessaire d'augmenter les dépenses militaires ? L'Europe est-elle sans défense ?
Les données disponibles de 2024 montrent que l'OTAN maintient une supériorité militaire écrasante face à la Russie dans tous les indicateurs principaux : les dépenses totales en défense atteignent 1,19 billions de dollars (États-Unis 754 milliards, Europe + Canada 430 milliards), face aux 160 milliards de la part de la Russie. Les dépenses combinées de l'OTAN selon ce rapport seraient six ou sept fois supérieures à celles de la Russie.
L'asymétrie des forces militaires
Même sans les États-Unis, les dépenses de l'Europe et du Canada dépassent largement celles de la Russie ; l'Alliance dispose de plus de 5 400 avions de combat face à un peu plus de 1 000 du côté russe, et contrôle plus de 70% du marché mondial de l'armement face aux 3,5% que représente la Russie. De plus, elle compte plus de trois millions d'effectifs, doublant largement les forces dont dispose Moscou, qui avoisinent les 1,3 millions.
En termes conventionnels, l'avantage est écrasant, tandis que les capacités nucléaires des deux blocs assurent un équilibre de dissuasion mutuelle qui décourage une confrontation directe. Malgré ces données, le discours politique et médiatique insiste sur une peur presque apocalyptique de la menace russe. Pourquoi ?
Les véritables objectifs du réarmement
Il y a deux grands objectifs que nous devons contextualiser : le premier affecte directement le cœur du modèle social européen : le système des pensions. Les réformes en cours ou prévues dans plusieurs pays de l'UE prétendent exproprier la richesse sociale, dans ce cas les pensions, par la voie du consentement associé à la peur d'un ennemi externe.
L'attaque contre les systèmes de pensions
Les grands groupes de pression économique, la classe dirigeante européenne utilisant les gouvernements successifs, également l'espagnol, et anxieux de disposer des fonds des pensions publiques ont décidé il y a longtemps d'augmenter l'âge de la retraite jusqu'à l'approcher de l'espérance de vie. D'autre part, ils ont mis en marche des processus pour réduire le montant des pensions, au moyen de formules qui permettent de « rendre compatible » travail et pension au prix de réductions, bien sûr, et enfin et beaucoup plus transcendant, de détourner des cotisations vers des fonds privés, gérés par des géants financiers comme BlackRock ou Allianz, grands investisseurs dans la guerre ukrainienne.
Ces réformes ne sont jamais présentées comme partie du réarmement, mais comme des mesures de « durabilité », bien qu'elles coïncident souvent avec des déclarations explicites qui les lient aux besoins militaires. Le processus est graduel, presque silencieux, mais très réel.
La stratégie de division sociale
Pour éviter les résistances sociales, le discours officiel veut fragmenter la société : il oppose les jeunes aux personnes âgées, les travailleurs aux retraités, les femmes aux hommes, les chômeurs aux pensionnés. Cette fragmentation empêche une réponse collective face à ce qui est en réalité un pillage systématique de l'État-providence. Comme cela s'est déjà produit pendant les guerres mondiales, le système de pensions devient un outil de plus de l'effort de guerre, bien que cette fois sous une façade démocratique et en temps de paix.
Le conflit comme catalyseur de la dépendance énergétique
Le rapport de Greenpeace du 27 avril 2023 met en évidence que la guerre a également été fonctionnelle à la consolidation d'une stratégie énergétique basée sur le gaz importé des États-Unis. L'agenda européen 2030 tant vanté a été réduit à néant. Les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) par l'Europe ont augmenté de 140% en 2022, et l'Espagne, par exemple, est devenue le troisième plus grand importateur continental après la France et le Royaume-Uni.
L'externalisation des coûts environnementaux
Des entreprises comme Naturgy et Endesa ont signé des contrats d'importation valables jusqu'en 2040, dans un contexte d'interdiction interne du fracking. La contradiction est évidente : on interdit des techniques d'extraction pour leurs risques environnementaux et sanitaires, mais on externalise leurs conséquences vers des régions comme le Texas, le Nouveau-Mexique ou la Louisiane, dont les habitants - principalement des communautés racialisées à faibles revenus - assument les coûts écologiques et de santé publique du modèle énergétique européen.
La réactivation d'infrastructures gazières comme l'usine d'El Musel à Gijón, inactive depuis 2014, illustre ce virage stratégique. Selon le rapport de Greenpeace lui-même, ce type d'investissements ne contribue pas à la réduction des prix ni à la démocratisation de l'accès à l'énergie, mais au renforcement de conglomérats énergétiques qui concentrent le pouvoir économique et la capacité d'influence sur les cadres réglementaires. La guerre, réelle ou imaginaire, représente une énorme opportunité pour faire des affaires en marge des restrictions et des précautions écologiques qui devraient être mises en œuvre.
Qui défend l'Europe d'elle-même ?
Les véritables menaces à la sécurité européenne ne proviennent pas d'armées étrangères, mais de processus systémiques et transnationaux : le changement climatique, la désinformation, l'inégalité structurelle et les crises sanitaires mondiales. Cependant, la réponse dominante continue d'être le réarmement.
Repenser la sécurité européenne
Investir dans la défense ne résout pas ces défis ; il les aggrave. Le réarmement n'est pas une conséquence inévitable du contexte international, mais un choix délibéré qui répond au besoin de garantir de nouvelles sources d'accumulation dans un contexte de crise prolongée du modèle néolibéral. Dans ce cadre, les politiques de sécurité ne sont pas orientées pour protéger la population, mais pour blinder un ordre économique qui privilégie la concentration de la richesse et l'affaiblissement de l'État social.
Conclusion : un choix politique, pas une fatalité
Chaque euro destiné à l'armement est un euro qui n'est pas consacré à la transition écologique, à la santé publique ou à l'éducation universelle. La sécurité n'est pas un canon : c'est un réseau social de protection et de dignité. Le réarmement n'est pas inévitable. C'est un choix politique. Et en tant que tel, il peut et doit être remis en question.
Eduardo Luque Guerrero est diplômé en Pédagogie et Psychopédagogie. Il a appartenu aux « Mouvements de renouveau pédagogique du Vallès Occidental » (Barcelone) et a participé aux Brigades de solidarité en Irak, à Cuba et en Syrie, en collaborant avec les réfugiés palestiniens. Il collabore régulièrement avec El Viejo Topo et d'autres revues professionnelles et est l'auteur des livres Asalto a la Educación. La reforma educativa del PP et Nos quieren más tontos.
Source originale: El Viejo Tempo
Traduction Bernard Tornare