par Panagiotis Grigoriou
Les visiteurs de la Grèce ont tous observé l'omniprésence, pas toujours discrète il faut préciser, des animaux que l'on nomme alors au pays des Myrmidónes tout simplement «adéspota» ; littéralement : ceux qui n'ont pas de maître. Autrement-dit, qu'ils ne vivent pas sous... l'autorité d'un despote, qui plus est, appartenant au genre humain.
Gatoúlis du port. Péloponnèse, 2024
Il s'agit essentiellement des chiens et surtout des chats que l'on désigne ailleurs comme errants, sauf que le terme grec est, me semble-t-il, mieux philosophique que bien d'autres à l'usage. C'est ainsi qu'il y a quelques années et cela pour les besoins de mon ancien blog sur la crise grecque, que j'ai initié le néologisme «adespotes» pour mieux désigner ces animaux à mon lectorat francophone.
Inutile d'exprimer ici, au risque de me répéter, que les adespotes tant estimés à travers mes écrits, sont essentiellement les chats et non pas les chiens, ou sinon ces derniers, seulement de manière anecdotique... question de tempérament sans doute.
Chez les vignerons de Mesenikólas. Thessalie de montagne, 2023
Tel Gatoúlis du port en ce «petit lieu» du Péloponnèse supposé mythique, aimé et nourri par nos pêcheurs durant près de dix ans, «fréquentant» autant les bistrots sur la corniche... retrouvé en début d'année inanimé à l'aube, lors de l'accostage du chalutier du Cpt Yannis que ce vaillant matou avait tant attendu pour une dernière fois.
Souvent ces chats sont accueillis chez les commerçants, aux cafés et restaurants, puis naturellement chez les Grecs ainsi que chez certains autres habitants du pays. Je me souviens par exemple de ce jeune chat ayant pris toute sa place chez les vignerons de Mesenikólas en Thessalie de montagne... dont leur vin de cépages d'origine française est unique dans le pays, chat roux que j'ai ainsi croisé trois ans de suite... avant sa disparition. Vies éphémères, pour ces chats alors éternels !
Article sur les chats grecs par Effy Tselikas, 2023
En attendant, et comme leurs conditions de vie ne sont pas forcément les meilleures en tout lieu et d'abord en milieu urbain, les municipalités, à commencer par celle d'Athènes, ont mis en place un véritable «Service des Adespotes», au même titre par exemple que ceux des Affaires culturelles ou de la Voirie.
Et pour ce qui est de la culture, en réalité nous y sommes de plein pied... ou plutôt de pleines pattes.
«Service des Adespotes». Athènes, 2019
Le phénomène a d'ailleurs intrigué la presse internationale, comme par exemple à travers article publié dans la revue Géo par Effy Tselikas, désormais disponible dans sa version en ligne.
Princesse, chez «son» antiquaire. Athènes, 2020
L'article informe d'emblée le lecteur francophone du... situationnisme félin grec, qu'il découvrira potentiellement en visiteur, déjà à Athènes. «Dans le pays, selon les associations de protection animale, cette population s'élève à deux millions d'individus, l'une des plus grandes d'Europe. Un chiffre toutefois difficile à établir avec certitude».
«À Athènes, on estime par exemple qu'il y a un million de chats en tout, en comptant à la fois les katoikidia (les chats de la maison, ceux qui sont rattachés à un foyer) et les adéspota (littéralement les sans-maître, les chats errants), détaille le vétérinaire comportementaliste Christos Karagiánnis. Mais il s'agit là d'une frontière floue, certaines personnes prenant chez eux des chats errants, quand d'autres se débarrassent dans la rue de leurs chats domestiques».
Chat adespote du côté de l'Agora. Thessalonique, 2022
«Une chose est sûre : les adéspota, ces félins vivant en liberté dans le voisinage des hommes, sont omniprésents dans les villages du pays, et ils font partie, autant que l'Acropole, du paysage de la capitale. Le visiteur n'aura aucun mal à les repérer, au détour d'une rue, lézardant au soleil sur le toit d'une voiture, ou faisant de l'œil aux clients des terrasses».
Interviewé par Effy pour les besoins de son reportage, j'ai tenu surtout à répondre à trois questions posées - «Trois questions à Panagiótis Grigoríou» :
Y a-t-il une façon de vivre spécifique aux chats errants de Grèce ?
«Ces félins ont un mode de vie que l'on pourrait qualifier tout à la fois de libertaire et de communautaire. Ils sont certes indépendants, libres de choisir leurs interactions avec les autres animaux. Mais ils ont aussi développé des liens d'entraide avec les humains, sur le modèle de la paréa (communauté). Ils se rendent utiles au voisinage, en échange de quoi les habitants prennent soin d'eux».
Chat qui grimpe. Mystrá, Péloponnèse, 2023
N'est-ce pas aussi le cas dans beaucoup d'autres pays méditerranéens ?
«Il y a une similitude, oui, liée à la fois à un même climat propice et à une domestication fondée sur la commensalité (le partage des ressources alimentaires entre deux espèces). Mais contrairement à l'Égypte, où il a été déifié, et à la Turquie, où il fait l'objet d'un respect d'ordre religieux, le chat en Grèce est un habitant... comme les autres».
Un chat errant est-il plus «heureux» qu'un chat d'appartement ?
«Il faudrait se mettre à leur place pour répondre à cette question ! Certes, la vie moderne est dangereuse pour les chats, notamment en ville avec la circulation, le manque de place. Mais il y a aussi une forme de violence à vouloir enfermer un animal dans une maison. Si beaucoup de Grecs sont opposés à cette idée, c'est aussi qu'ils y voient l'empreinte des pays du nord de l'Europe. Et un modèle de société sécuritaire, contrôlée, dont le chat d'appartement devient l'incarnation».
Velissários en arrivant chez nous. Péloponnèse, mai 2022
Et pourtant. Le modèle culturel, social et sociétal hellène est en train de s'effriter... rien que pour l'exprimer... aimablement. Et pas que pour les humains. Princesse, était cette belle chatte ayant trouvé refuge chez un antiquaire du quartier de Monastiráki à Athènes. Sauf que... des investisseurs ont «acquis» les locaux, pour transformer cette caverne d'Alibaba et autant Royaume attitré de notre Princesse, en «coin snack» pour touristes pressés et plutôt appauvris.
Les investisseurs, étrangers pour 90% des acquisitions, ont depuis ladite crise grecque, «obtenu» ces biens que les Grecs paupérisés avaient ainsi cédé. Notre antiquaire... chassé des lieux, a d'abord trouvé refuge chez ses confrères du coin, guère mieux lotus que lui en réalité, puis, moyennant une pension de 700€ et au mieux, il s'est retiré chez lui, mais il a également emmené sa Princesse. Car, aux dires des commerçants qui furent ses voisins immédiats, abandonner sa Princesse serait alors synonyme de crime.
Velissários soigné et surveillé par Volodia. Mai 2024
Dans le même ordre d'idées, les chats grimpant sur les ruines de l'Agora de Thessalonique, ou sur les boutiques en faillite, par exemple à Mystrá, près de la cité médiévale aux alentours de Sparte, subissent alors la «modernisation» liée au tourisme de masse, et c'est ainsi que la boutique en faillite à Mystrá est devenue une pâtisserie-café... «cats friendly» tout de même.
Ce qui est cependant avéré, tient de la disparition progressive des chats du centre-ville historique d'Athènes, déjà parce qu'il n'est plus habité par les Grecs, quand il n'est pas habité du tout, étant donné que près du 70% de son ancien tissu de commerçants n'est plus après dix ans de crise, et surtout qu'il a été transformé en hôtellerie... aseptisée.
Ouranía après soins. Péloponnèse, 2024
Au même moment, entre le quartier de Monastiráki sous l'Acropole, et les quartiers situés plus à l'Ouest en bordure de le Kifissós, le Céphise des Anciens, long de 27km et traversant la banlieue ouest d'Athènes, près d'un million de migrants, essentiellement Asiatiques et Africains, ont en moins de vingt ans remplacé les Grecs, de même que les migrants issus des pays des Balkans... aux adespotes plutôt affectionnés. Ce peuplement athénien nouveau, il visiblement... fait disparaître les chats des lieux. C'est ainsi que tout un pays comme on dit... il s'en va... pour qu'un autre, puisse alors «arriver».
Notons que la population officiellement décomptée de l'agglomération d'Athènes et de sa région l'Attique, s'élèverait à près de 4 millions d'habitants. D'après les sources officieuses dont mes amis journalistes disposent actuellement, l'Attique serait plutôt peuplée de 5 millions d'habitants, dont 2 millions de migrants... le tout, sans compter naturellement nos chats... «sans frontières».
Volodia, le plus intelligeant des matous. Péloponnèse, 2024
En tout cas, et fort heureusement loin d'Athènes, dans notre petite bourgade du Péloponnèse, à part nos deux premiers chats, la regrettée Mimi (2004-2024) et Hermès, tous les autres chats venus s'installer chez nous, ils ont été tous, des anciens adespotes.
Le vieux Velissários déjà, il est arrivé mourant en mai 2022, nous l'avons soigné et gardé et donc il se porte bien, toujours sous le regard et sous la protection de notre Volodia, le plus intelligent parmi nos matous, lui aussi un ancien adespote.
Hermès et la regrattée Mimi. Athènes, 2020
Même Hermès, il a été récupéré bébé sous un immeuble d'Athènes, il été autant sauvé d'une disparition certaine. Ainsi que notre Ouranía, arrivée blessée à son œil droit, qu'elle a perdu, tout comme la petite Sotiroúla, trouvée très jeune et alors aveugle, mais qu'elle a retrouvé sa vue par nos soins.
Bien entendu, nos éternels matous... parfois ils disparaissent, d'accidents ou de maladies, ceux que nous n'avions guère pu sauver, comme Yannákis et Felix, adespotes ayant fui dans un sens notre piètre monde despotique.
Le regretté Yannákis. Péloponnèse, 2022
Pourtant, tout n'est pas perdu. Comme le fait remarquer Effy Tselikas dans son texte, «des friches entre les immeubles, plantées d'oliviers, de bergamotiers et de cactées, des dédales d'escaliers noyés sous les pissenlits et les orties, ou encore des rez-de-jardin, souvent à l'abandon, sont autant de territoires où les félins ont établi leur colonie. Ils n'ont pas à proprement parler de maîtres, mais sont ainsi rattachés à un quartier, appartenant, en quelque sorte, à tout le voisinage».
«Les chats font, en Grèce, partie de la paréa, c'est-à-dire de la communauté, avance l'anthropologue et historien Panagiótis Grigoríou. Comme dans nombre de pays méditerranéens, ils sont pris en charge par les habitants du village, du quartier».
Le regretté Felix. Péloponnèse, 2023
Tout n'est pas perdu... et encore moins notre sens de la Philosophie. Diogène de Sinope, autant appelé Diogène le Cynique, c'est-à-dire «le Chien», contemporain de Philippe II de Macédoine et de son fils Alexandre le Grand qu'il a rencontré, dormait comme on sait dans une jarre de grande taille couchée sur le flanc, car il dénonçait le maniérisme des conventions sociales, et qu'il préconisait une vie simple.
Mais alors chez nous, Volodia, le plus... philosophe des chats, sommeille parfois à son tour, dans une jarre de petite taille couchée sur le flanc.
Notre jeune Sotiroúla. Péloponnèse, 2025
Rien que par son regard et autant que Diogène on dirait, notre matou... il a l'art de l'invective et de la posture mordante, ne se privant guère que de critiquer ouvertement les hommes que nous sommes... ou que nous croyons l'être.
Verbes d'Adespote... au pays des Myrmidónes !
Volodia, dans sa jarre. Péloponnèse, 2025
source : Greek City
Photo de couverture : Chats adespotes. Péloponnèse, 2020